familistère

En mai 2013, nous sommes une toute petite poignée de sociétaires à avoir accompli un pèlerinage (sous la pluie !!) au familistère de Guise. Comme l’entreprise de Godin, mais à une échelle beaucoup plus modeste, la BAI a en effet été créée sous l’influence des idées fouriéristes.

Charles Fourier avait imaginé une société dans laquelle le travail contribuerait à l’épanouissement humain au lieu d’être l’expression d’un asservissement. Les travailleurs associés seraient rétribués par les dividendes et non par des salaires. Ils seraient organisés par groupes d’affinités d’individus qui se coopteraient de façon décentralisée, au sein d’une « bourse d’harmonie », sorte de foire géante des besoins, des compétences et des tâches. En somme, un doodle géant grandeur nature…

anonyme

Les théories fouriéristes ont largement été diffusées par Victor Considérant. Rappelons qu’en 1850, le futur artisan des BAI, Jean-Baptiste Girard, est emprisonné pour appartenance à une société secrète et réunion politique interdite. Au dépôt, pour tromper l’ennui, Girard et ses amis lisent La destinée sociale de V. Considerant… ce qui n’est pas sans aggraver leur cas !

Les idées fouriéristes se diffusent à partir de 1832 au travers de journaux fondés par Considérant, comme Le Phalanstère, puis La Phalange. Elles entraînent différentes expériences de coopération qui se soldent presque toutes par des échecs. Aux Etat-Unis, sur 25 à 30 tentatives, seuls deux phalanstères dépassent une durée de 5 ans. Dans la pratique, un certain nombre de principes sont mis de côté :

  • Les membres sont rarement impliqués dans une compagnie d’actionnaires, c’est à dire qu’ils ne sont pas associés au capital avant la construction même du bâtiment d’habitation.
  • Le rôle des femmes reste traditionnel et la liberté sexuelle est abandonnée, sauf dans la colonie d’Oneida.
  • Les établissements créés sont bien en deçà de la taille prévue par Fourrier.
  • La productivité n’est pas au rendez-vous et l’incompétence des membres s’ajoute aux complications humaines.

Problème majeur : toutes ces colonies sont fondées sur des activités agraires… mais exclusivement par des citadins ! En se situant d’emblée sur le terrain industriel le plus moderne, l’œuvre de Godin s’écarte singulièrement de ces expériences. L’ancien serrurier a perdu un tiers de sa fortune en soutenant les expériences de Considerant au Texas. C’est sur des bases plus modestes et plus pragmatiques qu’il décide d’œuvrer lui-même, à Guise, au plus proche de son village natal. Depuis 1848, l’associationnisme est à la mode, mais les entreprises restent artisanales, préindustrielles, et de taille modestes : il n’y a pas de coopération à l’échelle industrielle car les ouvriers ne savent pas mobiliser des capitaux. Rendre les travailleurs propriétaires de leur entreprise, responsables de leur affaire, telle est alors la mission que se donne Godin. Tandis que Fourrier postule une harmonie entre les hommes et souhaite réaliser les conditions d’un bonheur utopique, Godin à seulement foi dans la perfectibilité humaine et cherche à améliorer la vie matérielle des ouvriers.

usine

Godin a créé un atelier de fonderie en 1840 et construit une usine à Guise en 1846. Il fait fortune en remplaçant la tôle des poêles par de la fonte et développe ensuite la production de toute une panoplie d’objets en fonte.

poelle

Le Palais qu’il construit à Guise entre 1859 et 1877 peut accueillir 1770 habitants. Il a été pensé pour procurer un maximum de confort : lumière, circulation de l’air, eau courante à tous les étages. Le familistère est encore un moyen de créer du lien social. Il abrite de nombreuses associations de loisir, mais aussi une crèche, une école, une laverie et une piscine, un théâtre, etc.

Coopérer pour consommer, permet de dégager une épargne susceptible d’alimenter des caisses de prévoyance ou « mutualités ». Celles-ci mettent les familistériens à l’abri des menaces vitales, seule condition, selon Godin, à l’instruction et à l’émancipation.

escalier

Quand les ouvriers seront débarrassés du souci de la survie quotidienne, le maître de Guise projette de passer de la coopérative de consommation à la coopérative de production. Il imagine une organisation complexe au travers de laquelle, les ouvriers, par l’effet même de leur travail, deviennent peu à peu propriétaires de leur outil de production. Ils ont la possibilité de s’impliquer à différents degrés (auxiliaires, participants, sociétaires, associés, intéressés) dans la répartition des bénéfices et dans l’acquisition du capital même de l’entreprise, remis sous forme de titre-épargne. Godin se trouve ainsi peu à peu dépossédé de sa fabrique… et remboursé ! A terme, l’outil de production devient la propriété collective des travailleurs qui sont pleinement impliqués dans sa cogestion. Même si son organisation reste très hiérarchisée, il s’agit de changer complètement la nature du rapport entre patrons et ouvriers :

« C’est donc le monde actuel renversé : ce n’est plus le capital qui fait la loi au travail, c’est le travail qui fait connaître au capital son utilité ou son inutilité, c’est le travail qui fait le cours des capitaux ». ((1. Godin, Solutions sociales, 1871, p. 107.))

« Qu’on institue la participation pour tout le personnel d’un établissement ou seulement pour un certain nombre d’ouvriers et d’employés, il faut, pour que la participation soit réelle, qu’elle soit basée sur un contrat appelant les ouvriers et employés au partage des bénéfices, non en raison des fonds qu’ils déposeraient dans l’association, mais en raison de leur travail. Un contrat ainsi établi fait des travailleurs de réels participants, parce que leur droit est acquis et entouré de garanties légales ». ((2. Ibid., 101))

Avant de réaliser cette association où le capital est au service du développement humain, Godin a mené plusieurs expériences visant à créer une culture de la démocratie directe et de la participation. Bien qu’il ait plutôt eu les pieds sur terre quant à la nature humaine, le maître de Guise n’a pas toujours réussi à responsabiliser ses contemporains. Sa tentative de promouvoir les meilleurs ouvriers en répartissant des primes aux éléments élus pour leur mérite et leur inventivité, se solde par un échec : les votes s’éparpillent et sont animés par des « spéculations et des intrigues faites pour obtenir de l’argent à dépenser en commun ».  Malgré la complexification du dispositif, Godin finit par reconnaître qu' »en l’état de la mentalité ouvrière, et jusqu’à ce que tous les travailleurs aient reçu par une culture appropriée une notion plus exact de leurs intérêts et de leurs devoirs, la distribution des salaires, de l’avancement et des récompenses doit rester une prérogative de l’autorité directrice. » ((3. Prudhommeaux, J., Les Expériences sociales de J-B. Godin, 1911, p. 22.))

familistériens

Les « groupes d’étude » qu’il met en place en 1877, sont abandonnés dès 1878. Il s’agit cette fois de faire remonter les remarques, conseils ou suggestions d’innovation des travailleurs, par le biais de groupes thématiques, librement organisés et sans souci hiérarchique. Les représentants de ces groupes de conseil siègent eux-mêmes dans des unions de groupes par branches d’activités, puis dans un Conseil de direction.

Un siècle avant eux, Godin a inventé ce que les managers ont appelé les « groupes de progrès » ou « cercles de qualité ». Son management participatif fonctionne durant une année, notamment parce qu’il est encouragé par une petite rétribution. Parmi les causes d’échec, on évoque « l’apathie intellectuelle et le manque de culture préparatoire, à la fois professionnelle et sociale ; la complexité du système, l’inquiétude de certains chefs de service secrètement hostiles à la libre intervention des groupes dans toutes les questions qui se traitaient jadis par voie d’autorité, et enfin, l’opposition sourde des intéressés, sentant confusément qu’ils faisaient figure de « moyens » en vue d’une fin dont la valeur profonde leur échappait. » ((4. Prudhommeaux, J. , 1911, p. 40))

godin

Malgré ces échecs, Godin institutionnalise l’association du capital et du travail, sans avoir vraiment rencontré l’adhésion de ses sociétaires :

« J’espérais aussi trouver en vous des concours actifs, dévoués ; sur ce point, je m’étais trompé. J’ai dû créer moi-même et de toutes pièces les rouages de notre association ; et nulle foi, nulle persévérance ne m’ont été prêtées par vous. Dans le domaine industriel seul, j’ai été aidé. Là, je le reconnais, vous m’avez apporté concours et dévouement. Mais ce que j’avais espéré en 1877, c’était éveiller en vous assez d’amour pour l’association, pour que vous vous attachiez réellement à me seconder dans la préparation de cette œuvre ; je n’ai recueilli que votre indifférence. Dans ces conditions et malgré vous, je puis le dire, j’ai fait l’association. Et aujourd’hui j’espère encore que l’avenir trouvera enfin de votre part le concours et le dévouement qui ont manqué par le passé. » ((5. Godin cité par Moret, M., Documents pour une biographie complète de J.B. Godin, T. II, 1906, p. 585))

Fondée en 1880, la « Société du familistère de Guise – Association coopérative du capital et du travail » s’est maintenue jusqu’en 1968. Après la mort de son fondateur en 1888, son administration perd peu à peu son caractère participatif, ce qui contribue à isoler un gérant fragilisé par la progression des idées guesdistes, orientées vers une « lutte des classes » sans compromis. D’autre part, les membres les plus investis sont aussi ceux qui sont socialement les plus élevés et qui bénéficient des logements au détriment des ouvriers… enfin, la concurrence européenne finit par avoir raison de la société, rachetée par Le Creuset.

Henri Viltard

Pour en savoir plus :

  • DRAPERI, Jean-françois, Godin, inventeur de l’économie sociale : mutualiser, coopérer, s’associer, Valence, éd. Repas, 2010.
  • LALLEMENT, Michel, Le travail de l’utopie. Godin et le familistère de Guise, Ed. Les Belles Lettres, 2009.