Michel et Philippe Lejeune

présentent

Calicot, la vie d’un employé parisien au XIXè siècle

Les auteurs ont utilisé les nombreux manuscrits laissés par leur arrière-grand-père Xavier Edouard Lejeune (1845-1918) pour étudier cette période. Cet homme, fasciné par la littérature et écrivain raté, fut contraint par les duretés de l’existence et ses propres difficultés psychologiques de travailler toute sa vie dans le commerce des tissus, de la fourrure. Comme il y fut cantonné dans des tâches subalternes par sa famille, ses manuscrits qui dévoilent un homme meurtri, psychiquement troublé et pathétique, fourmillent de détails fort intéressants sur la vie quotidienne.

Le 27 novembre 1986

Pour écouter l’enregistrement de la soirée de lecture :

Calicot, la vie d'un employé Parisien au XIXe siècle

par Michel et Philippe Lejeune

Les cahiers de Xavier-Édouard

par Michel et Philippe Lejeune

En septembre 1918, Xavier-Édouard Lejeune, employé de commerce en retraite, âgé de soixante-treize ans, meurt dans une clinique de la banlieue parisienne. Veuf depuis trois ans, il habitait seul un petit logement rue de Lancry (Paris Xe). Quand ses deux fils vinrent pour vider l’appartement, ils y trouvèrent : beaucoup de toiles d’araignées ; une vingtaine de vieux complets soigneusement emballés dans du papier journal (il ne jetait rien) ; un placard encombré de bouteilles vides; des piles et des piles de journaux (qu’il fallut jeter) ; et des piles de cahiers manuscrits qu’on conserva pieusement.

On savait bien qu’il écrivait. Le dimanche soir, au lieu d’aller jouer à la manille avec sa femme et ses beaux-frères, il restait enfermé avec ses papiers. Mais qu’écrivait-il ? Des récits de vacances, croyait-on. Parfois, aussi, il tournait un petit poème pour une fête de famille. C’était inoffensif, et inintéressant, il était très maniaque : cela lui faisait une manie de plus. Sa femme n’avait sans doute jamais rien lu de lui. Quand un ami, s’étonnant, demandait : « Mais qu’est-ce que votre mari peut bien écrire comme ça ? », elle répondait simplement : « il copie ».

Charles, le fils aîné, garda ces « copies ». Pendant cinquante ans nul ne s’en soucia. Les manuscrits furent redécouverts à la génération suivante par deux des petits-enfants de Xavier-Édouard, qui avaient accompli la destinée de poète et d’écrivain dont leur grand-père n’avait pu que rêver : Colette Vivier, romancière pour enfants, et Jean Effel, dessinateur humoristique. Ils s’émerveillèrent de trouver là un écrivain naïf, s’émurent de reconnaître une vocation écrasée, mais aussi s’intéressèrent à ce témoignage original sur la France de 1850 à 1918, vue par un petit employé de commerce. Ce sont eux qui nous ont transmis les cahiers dont nous publions ici de larges extraits.

La destinée de Xavier-Édouard n’a rien d’exceptionnel : elle est exemplaire parce qu’elle reflète le mouvement social du XIXe siècle, Résumons-la : il descend d’une longue lignée de « manouvriers » de Laon. Son grand-père était chiffonnier, ses oncles artisans (potier, cordonnier, ébéniste). Sa mère, jeune couturière, monte à Paris. En 1845, elle met au monde un enfant, – lui. Pour pouvoir continuer à travailler, elle le place en nourrice, puis le confie à ses grands-parents, à Laon. De 1848 à 1855, il y passe une enfance heureuse et libre dont il gardera toujours la nostalgie. Quand il a dix ans, sa mère le reprend avec elle à Paris, où il termine rapidement son éducation : en 1858, à treize ans, il commence à travailler, comme calicot, dans les magasins de nouveautés alors en pleine expansion. De 1858 à 1872, changeant très souvent de magasin, il parcourt le commerce de la nouveauté et il observe, en direct, ce monde que plus tard Zola peindra dans Au bonheur des dames. En 1868, il se met en ménage avec une ouvrière en couture aussi pauvre que lui, originaire d’une famille de juifs hollandais fraîchement installée en France. De 1869 à 1875 ils ont cinq enfants. Finie l’instabilité. Xavier-Édouard commence une nouvelle carrière comme représentant dans le commerce de la fourrure : pendant quarante ans, de 1872 à 1912, il fera ce métier, et, les trente dernières années, dans la même maison, chez. Félix Jungmann. Une vie de travail acharné et d’économie, pour pouvoir élever les enfants et aboutir à une modeste aisance. Jungmann, le patron, parti de rien, a fait fortune en moins de trente ans ; il reçoit la Légion d’honneur ; il habite avenue du Bois. Quand Xavier-Édouard prend sa retraite en 1912, on lui donne une « médaille d’honneur » pour les vieux serviteurs ayant trente ans de maison ; il se retire à Montmorency dans un pavillon de meulière. Sa femme meurt en 1915, lui en 1918.

Par définition, tout le monde ne peut pas réussir : Xavier-Édouard appartient à la foule des petits-bourgeois qu’ont peints — ou caricaturés — Labiche, Maupassant ou Christophe. À la génération suivante, ses fils réussiront pour lui : Charles fondera une école de commerce, Albert prendra la direction d’une maison de passementerie en gros, André sera tailleur.

Mais sa vocation n’était pas d’être commerçant. À treize ans, il a un coup de foudre en lisant Le Génie du Christianisme. Il se convertit non pas au christianisme, mais au génie. Il sera écrivain. Il écrira le soir, le dimanche, en marge de son métier; et pourquoi pas aussi, sur son métier. Car il est modeste, il sait qu’il n’a pas de génie. Il le dit très simplement dans la Préface, écrite en 1917 pour ses poésies, qu’on pourra lire ci-après. En vers, certes, il tentera, à la manière de Victor Hugo, de chanter les grandes émotions humaines. Mais en prose, il parlera de la vie quotidienne, de ce qu’il voit autour de lui, de son métier, de ses vacances. Il se sent « trop intellectuel » pour réussir dans le commerce : mais justement, pourquoi n’en profiterait-il pas pour observer, et devenir le mémorialiste de la vie des employés à Paris, le Saint-Simon ou le Balzac des magasins de nouveauté ? Pourquoi ne pas construire une grande fresque en suivant la vie d’un individu moyen, d’un simple calicot, lui-même ? Cela s’appellerait, par exemple, Les Étapes de la vie…

Ce projet, il l’a conçu très tôt, dès sa quinzième année. Car il a surtout écrit dans sa jeunesse, de 1860 à 1871 : beaucoup de poèmes, dont on trouvera l’écho ici ou là dans ce volume ; et surtout cette grande autobiographie, Les Étapes de la vie, rédigée entre 1860 et 1868, qu’il mène de « L’enfance » à la « La vingtième année », le récit s’arrêtant brusquement en 1866. Il lui donne une suite en 1870-1871, dans ses Lettres du Siège et de la Commune. Puis il garde le silence vingt ans : le travail et la vie familiale absorbent tout son temps. Quand il reprend la plume en 1891, c’est pour mettre au net ses écrits de jeunesse, et se lancer dans de nouvelles entreprises : quatre gros volumes de récits des vacances prises de 1891 à 1907, deux cahiers de collages de coupures de journaux, reflétant ses préoccupations, et un bref et pathétique résumé de sa carrière dans la fourrure, écrit en 1913 pour protester contre sa mise à la retraite.

Cet atelier d’écriture a été pour l’essentiel conservé. Nous en donnerons l’inventaire à la fin de ce volume. Nous avons découvert progressivement les différents manuscrits, aux titres calligraphiés, parfois illustrés de dessins, toujours pourvus de tables des matières analytiques, avec la surprise de l’archéologue qui dégage une ville enfouie, mais à peu près intacte. Avec aussi l’émotion qu’on éprouve à trouver, dans un petit jardin, le Palais du facteur Cheval : un monument fait de matériaux tirés de la vie de tous les jours, construit avec une infinie patience, dans la solitude, par un inconnu.

Il a fallu choisir. Sous le titre de Calicot, le récit que nous présentons est celui même des Étapes de la vie, à la fois allégé et prolongé. Nous avons abrégé le récit de l’enfance à Laon, élagué les premières années d’adolescence à Paris, et laissé tel quel tout le récit de la vie commerciale. Ce montage nous a amenés à remodeler la présentation en parties et chapitres. Pour les historiens et les curieux qui voudraient connaître le texte original, nous en avons déposé une dactylographie à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris et aux Archives de l’Aisne. Le récit des Étapes est ici prolongé par un montage des Lettres du Siège et de la Commune, et par le texte intégral de Trente ans dans la maison Félix Jungmann. On pourra ainsi parcourir, même si c’est de manière fragmentaire, les « étapes » qui suivent la vingtième année et mènent jusqu’à la retraite.

Il a fallu aussi comprendre pourquoi le texte des Étapes était interrompu en 1866, et vérifier si ce témoignage était fidèle. Xavier-Édouard a-t-il dit la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ? Notre enquête nous a apporté quelques surprises.

Nous avions trois terrains de recherches. D’abord, bien sûr, la critique interne du texte, le repérage de ses contradictions et de ses lacunes. Ensuite le dépouillement systématique de tous les documents d’archives (de l’état civil aux dossiers de Légion d’honneur, des dossiers de faillite aux registres de patente), et des journaux d’époque. Enfin l’exploration de la mémoire familiale.

Six de ses petits-enfants, et l’une de ses petites-nièces, ont pu nous livrer leurs souvenirs. Les témoignages les plus abondants et les plus précis ont été apportés par sa petite-fille Lucie Desplan (1892-1982) qui avait été élevée par lui de 1904 à 1912, après la mort de sa mère. Il était très sévère avec elle, sans doute impressionné par la responsabilité de veiller sur une adolescente. Ses autres petits-enfants ont gardé de lui l’image d’un vieux monsieur avec des yeux très bleus, une barbiche blanche, et toujours l’air de penser à autre chose. Un rêveur. Et certainement un homme qui à la fin de sa vie se sentait très seul, même au sein de sa famille. Quant à sa petite-nièce, qui l’avait peu connu, elle en savait plus sur tel fait essentiel de sa vie que ses petits-enfants. Une famille, c’est plein de secrets. Mais les zones de silence varient. Il faut s’éloigner de l’épicentre du secret pour cueillir, avec une facilité déconcertante, la vérité tue. De cette enquête nous avons tiré deux conclusions apparemment contradictoires. Pour l’essentiel, le récit des Étapes est fiable. Presque tout ce que nous avons pu vérifier était exact, si bien qu’il nous semble qu’on peut avoir confiance pour le reste. Les quelques discordances qu’on trouve dans la chronologie s’expliquent sans doute par les remaniements que le texte a subis longtemps après sa rédaction initiale.

Sur deux points, pourtant, Xavier-Édouard n’a pas dit la vérité : sur sa naissance, et sur son mariage. Mentir sur de tels sujets, c’est compromettre toute la crédibilité d’un projet autobiographique. Mais dès que nous avons été en mesure d’entrevoir la vérité, ces deux « mensonges » nous ont bouleversés, et ont transformé la lecture que nous faisions du texte. Deux chapitres d’enquête, intercalés dans le récit de Xavier-Édouard, expliqueront, le moment venu, ce qu’il a maquillé, et ce qu’il a tu.

On comprendra mieux alors pourquoi le récit des Étapes s’arrête en 1866. Xavier-Édouard voulait faire de son livre une sorte de récit d’apprentissage exemplaire. Ce modèle impose des contraintes : le récit doit être moralisateur et plutôt optimiste; le héros ne doit traverser que des aventures ordinaires, même s’il peut être spectateur de cas dramatiques. Il doit suivre le cursus honorum des vies rangées : l’enfant, l’écolier, l’apprenti, l’homme de métier, le mari, etc., et faire profiter le lecteur de son expérience. En commençant si jeune une autobiographie aussi programmative, Xavier-Édouard avait fait sur l’avenir un pari imprudent : les étapes réelles ont par trop décroché par rapport aux étapes programmées, et la vie a réduit le texte au silence. Pour crier sa haine, ou avouer son désarroi, le narrateur aurait dû quitter son ton mesuré et son masque d’homme d’expérience.

Mais la sagesse de son écriture est peut-être, en même temps qu’un masque, une conquête. Car ce modèle des vies rangées, Xavier-Édouard a fini, malgré ces drames, par le réaliser, en s’arrachant à la misère matérielle et affective de sa jeunesse. Contrairement à ce que suggèrent les caricatures fin de siècle, il n’est pas facile de devenir un petit-bourgeois rangé. Et si Xavier-Édouard laisse dans l’ombre ces épisodes trop douloureux, il est, pour le reste, d’une grande franchise.

Est-il vraiment, comme nous l’avons dit, un écrivain naïf ? Oui, mais on verra qu’il a deux manières différentes d’être « naïf » : la naïveté de qui s’applique à suivre des modèles mais parvient mal à dissimuler les blessures de sa vie ; et celle de qui observe avec fraîcheur et minutie, contre tout modèle et toute idéologie, choses et gens qui l’entourent, parle de lui-même avec une honnêteté désarmante, et montre sans fard comment va le monde. Il est édifiant, mais picaresque. Ingénu, mais pas dupe. Sans doute est-ce cet équilibre entre candeur et lucidité qui donne au récit son relief et son charme.

Xavier-Édouard aurait-il été heureux de savoir que ses cahiers seraient un jour publiés ? Certainement oui. Mais peut-être faut-il poser la question autrement : se reconnaîtrait-il dans ce livre ? Comment aurait-il apprécié nos choix, notre enquête, le discours que nous tenons sur lui ? Pouvions-nous révéler ce qu’il avait tant pris soin de cacher ? Ces questions nous ont accompagnés tout au long de notre travail, et, bien sûr, il n’y a pas de réponse possible. Nous imaginons que ce livre l’aurait d’abord bien étonné, puis qu’il eût appris à nous connaître… Nous aurions aimé l’avoir pour lecteur. Mais entre les morts et les vivants le « dialogue des générations » est toujours, hélas, à sens unique.