En côtoyant des catalogues, en attendant de cheminer dans des rayons
Comparaison des fonds de la Bibliothèque Populaire Libre d’Asnières avec ceux de la Bibliothèque des Amis de l’Instruction du troisième arrondissement de Paris.
par Michel Blanc
L’idéal émancipateur porté par le mouvement singulier des bibliothèques populaires associatives indépendantes, dont notre BAI fut le premier prototype, s’arc-boute sur le libre choix de lectures réputées instructives ou de délassement. L’étude du dispositif associatif, des cadres d’émergence et de développement, l’attention portée aux acteurs : adhérents, lecteurs, donateurs… depuis 1861 jusqu’à cette lente mise en sommeil (pour euphémiser la généralité d’une quasi totale extinction) qui nous conduit à aujourd’hui, permet de mieux saisir l’originalité de ces bibliothèques, leur apport à la culture partagée pour le plus grand nombre, sans a priori idéologiques, ni distinctions sociales.
Nous allons faire un petit exercice en nous appuyant sur deux catalogues de bibliothèques : celui de la “Bibliothèque Populaire Libre d’Asnières”[1] et celui de notre “Bibliothèque des Amis de l’Instruction” du 3e arrondissement de Paris[2]. Nous choisissons d’examiner ensemble le corpus qui ressort de la Littérature française et étrangère.
La bibliothèque d’Asnières, qui possédait environ 50% d’ouvrages de plus que la BAI 3, a la particularité d’être très fournie en ce qui concerne les ouvrages de fiction provenant d’auteurs du XIX e siècle et de la première moitié du XX e siècle. Si l’on s’en tient au seul critère des écrivains prolixes et très demandés, qui sont présents dans le catalogue d’Asnières (imprimé en 1942) ce n’est pas moins de 285 noms qu’il faut retenir dont 244 hommes et 41 femmes (soit un taux de féminisation de 14%). Si nous prenons un critère plus sélectif, à savoir les auteurs pour lesquels une douzaine d’ouvrages au moins sont présents, nous obtenons 117 auteurs (40% du groupe sélectionné) dont 99 hommes et 18 femmes (soit un taux de féminisation de 15%).
Examinons cette liste impressionnante de femmes auteurs[3] à l’œuvre (sur)abondante, dont la plupart sont absentes des actuelles bibliothèques publiques d’arrondissements ou de villes, et pourtant bien présentes dans cette bibliothèque “patrimoniale” d’Asnières qui n’attend que l’heure de son réveil. Nous voyons apparaître dans l’ordre alphabétique du nom d’auteur (avec, entre parenthèses, le nombre de titres proposés) : Mathilde Alanic (21) / Marie Anne de Bovet (12) / Colette (23) / Comtesse Dash (17) / Lucie Delarue Mardrus (27) / Delly (33) / Henry Gréville (44) / Gyp (104) / Myriam Harry (13) / Daniel Lesueur (31) / Jeanne Marni (13) / Georges de Peyrebrune (12) / Clémence Robert (37) / George Sand (77) / Comtesse de Ségur (18) / Marcelle Tinayre (24) / Jeanne de la Vaudère (16) / Colette Yver (14). Mentionnons la présence d’une “recalée” de justesse à cause de l’arbitraire de notre système de comptage, mais qui mérite toute notre attention : Mme Elisabeth Braddon (10 titres) romancière britannique, pionnière du genre roman policier).
Pour compléter l’analyse nous devons aussi examiner les femmes de lettres qui ont produit moins d’ouvrages mais qui ont joué un rôle essentiel tant sur le plan des idées, du style, du témoignage comme celui de l’audace dans le choix des sujets abordés. Ainsi nous voyons apparaître : Marguerite Audoux (5) / Louise Colet (1) / Sophie Cottin (4) / Renée Dunan (2) / Judith Gautier (5) / Gérard d’Houville (3) / Denise Leblond-Zola (1) / André Léo (3) / Magali (4) / Lucie Paul-Margueritte (5) / Marc de Montifaud (3) / Rachilde (4) / Gabrielle Réval (7) / Séverine (1) / Max du Veuzit (5).
Si l’on inclut les femmes de lettres classées dans les séries “Histoire, Biographie”, “Poésies, Théâtre”, “Morale, Philosophie, Religion”, nous trouvons en plus: Juliette Adam (3) / Marcelle Auclair (1) / Mme Clémence Badère (1) / Sarah Bernhardt (2) / Comtesse de Boigne (1) / Mme Henri Carette (8) / Marquise de Créquy (1) / Alexandra David-Neel (1) / Maria Deraismes (1) / Mme de Genlis (3) / Mme Émile de Girardin (1) / Agnès de la Gorce (1) / Mme de Lafayette (1) / princesse de Lamballe (4) / Louise Michel (1) / Mme William Monod (1) / Comtesse Ouvaroff (1) / Mme de Rémusat (5) / Mme Roland (1) / Marie de Roumanie (3) / Mme de Stael (2) / Violetta Thurston (1) / Duchesse d’Uzès (1) / Reine Victoria (1) / Mme Vigée le Brun (1) / Andrée Viollis (3) / Edith Wharton (1).
Nous voici finalement devant un corpus sélectif de 59 femmes de lettres d’une très grande richesse et diversité. Avant de les regrouper sous des rubriques permettant de les caractériser, nous allons examiner le catalogue en ligne de la BAI 3, pour repérer les similitudes mais aussi les différences.
Commençons par les 19 autrices les mieux “représentées” (nous incluons maintenant Mme Elizabeth Braddon) : 17 figurent bien dans le catalogue en ligne de la BAI 3, avec cependant moins de titres pour 14 d’entre elles. La seule qui a plus de présence dans nos rayons est Colette (24 titres). Deux autrices d’importance manquent cependant : Mathilde Alanic et Georges de Peyrebrune.
Examinons maintenant les 40 autres femmes de lettres repérées dans le corpus de la Bibliothèque Populaire Libre d’Asnières et vérifions leur présence dans les rayons de la Bibliothèque des Amis de l’Instruction, du 54 rue de Turenne : 17 autrices manquent et 23 sont présentes. Remarquons que 7 des présentes offrent pourtant davantage de titres : Juliette Adam (5) / Renée Dunan (5) / Mme Émile Girardin (5) /André Léo (4) / Mme de Staël (3) / Max du Veuzit (11) / Andrée Viollis (4). Notons aussi que 6 femmes auteurs “remarquables” sont présentes au catalogue de la BAI 3, mais absentes dans celui d’Asnières : Louise d’Alq (2) / Mireille Havet (1) / Sophie Germain (1) / Mme Pauline Guizot (2) / Helen Keller (1) / Pauline Kergomard (2). À l’inverse deux écrivaines manquent au catalogue de la BAI 3 : Louise Colet et Marc de Montifaud.
C’est finalement, sur l’ensemble des deux catalogues des Bibliothèques Populaires, 67 femmes de lettres dont nous pouvons pointer la présence. Le sentiment que nous tirons de cette mise en perspective peut s’organiser en quelques remarques offertes à la discussion. D’abord nous pouvons constater le caractère très bien fournit de la BP d’Asnières en ce qui concerne les œuvres de fiction. Dans cette catégorie les femmes autrices occupent une part relativement conséquente. Ce n’est pas la formidable femme de lettres George Sand, celle qui passa à la postérité en devançant toutes les écrivaines de son époque, qui “trône” à Asnières, c’est Gyp (1849- 1932) pseudonyme de Sibylle Riquetti de Mirabeau (petite-nièce de Mirabeau) qui fut une femme de lettres très prolixe et très prisée, depuis son premier roman en 1882 jusqu’à sa dernière publication en 1931. Aujourd’hui Gyp ne figure guère dans les anthologies littéraires, sans doute doublement desservie : sur le plan stylistique et littéraire comme sur le plan de l’évolution de ses engagements politiques, de plus en plus ultra-droitiers assortis d’un antisémitisme viscéral et mondain. La BAI 3, plus modeste sur le plan romanesque, semble mieux dotée sur le plan des œuvres de réflexion ou d’engagement politique[4]. Les figures féministes ou portées vers l’engagement social y paraissent mieux “représentées”. Notons aussi que le roman sentimental produit par des femmes “à la mode” (du type Gyp) n’est pas en reste à la BAI 3 mais avec un rééquilibrage qui profite à des personnalités plus consensuelles. Ainsi Max du Veuzit, née Alphonsine Zéphirine Vavasseur (1876-1952) est représentée par 11 titres à la BAI 3 contre 5 titres seulement à la BP d’Asnières.
Reste à se pencher quelque peu sur les autrices que l’on peut appeler “sulfureuses”. Précisons d’abord l’emploi de ce terme. Il y a plusieurs façons, non exclusives, de mériter ce qualificatif reflet d’ambivalences. Cheminer avec le sujet littéraire abordé dans la voie de la permissivité sexuelle qui va de l’exaltation du libertinage à la mise en scène d’amours interdites à cette époque (comme par exemple l’homosexualité). Emprunter la voie de la contestation des religions dominantes qui va de la mise à distance de la morale religieuse à l’affirmation d’un athéisme pur et dur ; chemin ouvertement militant qui passe par la valorisation, sous une forme ou une autre, de “Libre Pensée”. Explorer la voie d’un mysticisme dévoyé qui va du baroque de croyances minoritaires, plus ou moins extravagantes, à des rêveries passablement endiablées ou lucifériennes.
Le grand “veilleur” des bonnes lectures l’abbé Louis Bethléem[5] ne s’y est pas trompé. Autant de voies de perdition pour lui, autant d’œuvres “impures” voire même de “Satan”, beaucoup trop attirantes pour beaucoup trop de lectrices et lecteurs. Il faut bien le dire, l’abbé Bethléem aurait fulminé en visitant les rayons des Bibliothèques Populaires Libres. “Quoi ! 5 ouvrages de Renée Dunan[6] au 54 rue de Turenne, 4 ouvrages de Rachilde[7], 3 de Gérard d’Houville[8] et 3 de Marc de Montifaud à Asnières”, se serait-il écrié ! “Et puis quoi ! C’est bien normal de trouver ces ordures ou dangerosités dans ces antres de la sensualité et de la libre pensée, de la féminité dévoyée, du féminisme revendicateur, avant-gardiste et contre nature… Rien de surprenant que cette omniprésence d’une Mme (Willy) Colette qui se livre à tous les débordements de la littérature la plus scandaleuse[9]. Et puis évidemment, à côté de ces femmes qui exaltent impudiquement l’amour sensuel, celles qui vont jusqu’à promouvoir l’athéisme ; comme cette détestable Clémence Badère, née Clarisse Delaunay (1813-1893) qui répand son venin dans ces deux bibliothèques.”[10]
Pourtant il y aurait eu quelque matière à calmer cet improbable visiteur (auto)censeur passionné : Mme William Monod est bien présente, elle aussi, dans les rayons. Ah ! diable, j’oubliais : c’est une protestante ! Soit, mais il y a bien la pieuse Colette Yver, la douce Malthide Alanic avec ses Romans honnêtes[11], cet “écrivain de marque”[12] qui signe Delly ; enfin pour faire bonne mesure il ne faudrait pas oublier, entre autres, la lumineuse Marcelle Auclair[13]. Mais encore faudrait-il que ces arguments rassurants les inquiets puissent être entendus en même temps que la volonté latitudinaire des Bibliothèques Populaires Libres comprise.
C’est là que nous en viendrons à notre conclusion qui prendra la forme de trois hypothèses.
La spécificité de ces bibliothèques associatives devenues au fil du temps précieuses et patrimoniales, qu’elles soient bien “vivantes” ou passablement “endormies”[14], permet de voir en elles :
1) Un bon reflet des goûts littéraires selon les époques, tant sur le plan stylistique, que celui des genres et des sujets, des orientations philosophiques, idéologiques, politiques. Les positions et les inquiétudes dominantes semblent s’inscrire prioritairement, au fur et à mesure des acquisitions, dans le fonds, sans écraser les autres, sans faire litière de l’acquis.
2) Une gestion associative, démocratique, dans un élan émancipateur continué qui permet de faire se côtoyer dans les rayons les auteurs les plus divers, les genres et thèmes, des plus consacrés aux plus frivoles, des plus “instructifs” aux plus complaisants dans l’ordre du “délassement”. C’est la dimension latitudinaire de la gestion collective du fonds que cette hypothèse retient comme probablement le résultat d’une volonté partagée, durable et précieuse.
3) L’importance de plus en plus affirmée d’un lectorat féminin. Cette hypothèse pourrait se révéler plus ou moins pertinente, selon les bibliothèques. Par exemple celle d’Asnières par sa puissante offre d’œuvres de fiction, sa présence notable de nombreuses femmes de lettres, pourrait être vue sous cet angle.[15]
[1] Catalogue consultable aux Archives de la BAI 3, don de Monique Stieffatre.
[2] Précisons que la présence des ouvrages dans les catalogues de ces bibliothèques ne signifie pas une présence absolument garantie dans leurs rayons. L’inventaire du fonds conservé à Asnières, mais non accessible actuellement, reste à faire. Le colossal travail de récolement puis d’inventaire et enfin de mise en ligne du fonds disponible de la BAI permet, à chacune ou chacun, de vérifier la présence des auteurs et des ouvrages. Des petites corrections sont apportées, au jour le jour, permettant de préciser si l’ouvrage est “manquant” ou en cours de “réparation ou reliure” et même s’il a été restauré et relié, quand, par qui ?
[3] Nous proposons de considérer comme strictement équivalentes les expressions : femme auteur, auteure, autrice, écrivaine, femme de lettres. Dans tous les cas ce sont des femmes qui ont élaboré des objets littéraires ayant accédé à la publication ; quel que soit le genre, la notoriété, la postérité des œuvres proposées.
[4] Voir notre petit article dans la Gazette du 54, N°7 d’automne 2019 (disponible sur le site de la BAI) intitulé : L’École Centrale et la Bibliothèque des Amis de l’Instruction, pistes de recherche qui pointait la présence, dès le catalogue supplémentaire de 1868, de trois femmes très engagées : Maria Deraismes, André Léo et Eugénie Niboyet. Présence dans les rayons d’une BAI pionnière abritée par l’École Centrale dont le directeur fut, à partir de 1867 Jules Pétiet. Nous nous interrogions alors sur l’attitude “protectrice”, à la fin de l’Empire, des centraliens et de leur directeur.
[5] Voir son célèbre ouvrage mainte fois réédité : Romans à lire et Romans à proscrire, Ed de la Revue des lectures, dixième édition, 1928.
[6] Voir la notice de l’ecclésiastique consacrée à Renée Dunan : née en 1892, ex-dactylographe en opérations de bourse, promène ses élucubrations dans divers organes défaitistes et maçonnisants. Comme romans, elle n’a donné que des ouvrages immondes. [page 110].
[7] Idem : Rachilde, de son vrai nom Marguerite Eymerie, née à Périgueux en 1862, femme d’Alfred Valette, directeur du Mercure de France : littérature perverse, luxurieuse, blasphématoire, infernale. [page 164].
[8] Idem, extraits de jugements sur diverses œuvres de Mme Henri de Régnier : chef-d’œuvre impur… élégante indécence… histoire malsaine… scepticisme sensuel… [page 128].
[9] Idem, voir sa notice, page 103.
[10] Nous “jouons” quelque peu avec ce truculent abbé : il ne mentionne pas Clémence Badère dans son ouvrage pourtant bien fourni mais qui présente aussi de notables omissions. Absente aussi de sa méticuleuse recension la très sulfureuse Marc de Montifaud.
[11] C’est dans cette rubrique que l’abbé Bethléem classe l’œuvre de Mathilde Alanic. Il précise dans sa notice : Mathilde Alanic témoigne que sa plus haute ambition a toujours été de devenir un auteur familial. [page 364].
[12] Classée dans la rubrique : Romans propres à intéresser la jeunesse, Delly, pseudonyme de Marie Salomon, reçoit cet éloge : …prend une place de plus en plus importante parmi les écrivains de marque, [opus cité, p 471].
[13] Nous “jouons” encore une fois : cette femme de lettres catholique, d’une notoriété plus tardive, ne figure pas dans le corpus de l’abbé Bethléem.
[14] En fait, seule la BAI 3, du 54 rue de Turenne, reste bien “vivante”. Nous pouvons cependant considérer comme “endormies” celles qui ont fonctionné à Asnières et à Montreuil-sous-bois, sous forme de Bibliothèques Populaires Communales et dont le précieux corpus d’ouvrages a été préservé de la dispersion ou de la destruction.
[15] Voir dans ce sens l’ouvrage d’Annik Houel : Le roman d’amour et sa lectrice [L’Harmattan, 1997] qui opère ce rapprochement entre le genre, le style, le thème et le type de lecteur : la littérature féminine est le seul genre littéraire qui désigne aussi bien l’auteur que son lecteur [page 14]. La psychosociologue propose cette explication : L’amour a toujours été pour les femmes un terrain privilégié d’expression, non seulement parce que c’est le seul terrain qu’on leur concède, le roman étant considéré au XIXe siècle comme un art mineur, mais aussi parce que le sentiment est le champ d’expérience où elles sont confinées [page 18].