Les Vierges sages de Alphonse Esquiros

par Léon Personnaz

L’écrivain socialiste Alphonse Esquiros (1812-1876) est issu d’une famille
bourgeoise. Son éducation religieuse le marquera fortement, néanmoins, il devient
libre-penseur et anticlérical militant. Pendant sa jeunesse, il compose des poèmes
où sont mêlés bonheur individuel, idéal socialiste et mystique chrétienne. Le
poème Les Hirondelles (1834) est loué par Hugo.
De 1834 à 1837, il a une vie agitée.
1834 : Le Magicien, roman exprimant ses angoisses et ses incertitudes : l’absolu,
la science, la beauté idéale qui conduisent à la mort avec une espérance de
rédemption par la femme. Grand succès.
1840 : Charlotte Corday, document historique, mais romancé, faisant apparaître
une contradiction entre chrétienté et révolution. Grand succès.
En 1840, il écrit aussi L’Évangile du peuple dans lequel Jésus est présenté comme
un réformateur social. À cause de ce livre, Esquiros est condamné et emprisonné
huit mois à Sainte-Pélagie pour offense à la religion et à la décence.

En prison, Esquiros écrit une trilogie (publiée en 1848) : Les Vierges martyres,
Les Vierges folles qui sont un pamphlet contre la prostitution et pour les
prostituées ; et Les Vierges sages, où il s’affirme républicain et partisan de la
Montagne et des Jacobins.
À partir de 1848, il a des activités journalistiques et politiques (démocrate
socialiste). Premier exil à Londres en 1848, après juin. Député en 1850. En Exil
en 1851. Belgique, Hollande. Il devient professeur d’Histoire en Angleterre
(1859-1869).
Retour en France. Élu en 1869 comme député d’extrême gauche.
Le lendemain de la proclamation de la République, en septembre 1870, il est
nommé administrateur supérieur des Bouches-du-Rhône, où il gagne la confiance
de la population mais plusieurs de ses arrêtés, (suspension de la Gazette du Midi,
journal légitimiste, et dissolution de la Congrégation des Jésuites de Marseille),
déplaisent au gouvernement, et il est désavoué par Gambetta.
Élu à l’Assemblée nationale en février 1871.
Élu au Sénat en 1876, membre de l’extrême gauche. Il signe et vote la proposition
d’amnistie plénière proposée par Victor Hugo. Il meurt en 1876.

À la BAI, nous avons trouvé le petit volume « Les Vierges sages » qui donne une idée
de ce personnage intéressant par ses contradictions qu’il exprime hardiment dans
cet appel à la promotion des femmes. Il part de la place de la femme dans les
sociétés sauvages, continue avec les Grecs, puis dans la Chrétienté. Cette
présentation se complète évidemment par une analyse critique de la situation de la
femme contemporaine avec un long développement concernant la femme
prolétaire(19). Des propositions sociales pour la promotion de la femme terminent
l’ouvrage.
Les titres de chapitres sont évocateurs mais font apparaître un flottement des
sujets dans la première partie :
Physiologie de la femme ; Origine de la femme (humanité, séparation des sexes,
homme et femme, état d’innocence, initiative de la femme dans la connaissance
du bien et du mal, suites de cette connaissance) ; Histoire de la femme (esclavage,
polygamie, monogamie, droits civils) ; Du progrès chez la femme (ménage,
famille, beauté, amour) ; État présent de la femme et moyens de l’améliorer
(propriété, éducation, croisement des classes, conclusion).
Nous avons sélectionné quelques passages caractéristiques de l’auteur, de ses
idées originales et des préjugés de l’époque.

(19)Notons que Karl Marx est assez peu prolixe sur le thème de la situation de la femme et de la
famille sous le capitalisme. Il y consacre une demie page dans les Manuscrits Parisiens de 1844
(Économie et philosophie). Le Manifeste Communiste de Marx et Engels, également
contemporain de Les Vierges sages, aborde le thème :
“L’abolition de la famille ! Même les plus radicaux s’indignent de cet infâme dessein des
communistes.
Sur quelle base repose la famille bourgeoise d’à présent ? Sur le capital, le profit individuel. La
famille, dans sa plénitude n’existe que pour la bourgeoisie ; mais elle a pour corollaire la
suppression forcée de toute famille pour le prolétaire et la prostitution publique. La famille
bourgeoise s’évanouit naturellement avec l’évanouissement de son corollaire, et l’une et l’autre
disparaissent avec la disparition du capital.
Nous reprochez-vous de vouloir abolir l’exploitation des enfants par leurs parents ? Ce crime-là,
nous l’avouons.
Mais nous brisons, dites-vous, les liens les plus intimes, en substituant à l’éducation par la famille
l’éducation par la société.
[…] Les déclamations bourgeoises sur la famille et l’éducation, sur les doux liens qui unissent
l’enfant à ses parents, deviennent de plus en plus écoeurantes, à mesure que la grande industrie
détruit tout lien de famille pour le prolétaire et transforme les enfants en simples articles de
commerce, en simples instruments de travail.

Léon Personnaz

Extraits de Les Vierges sages de Alphonse Esquiros (1842)
[…] Un préjugé contre lequel il faut se tenir en garde, en voyant la femme, au dixneuvième
siècle, douée d’une merveilleuse délicatesse d’organes, d’une beauté
supérieure à l’homme, d’une finesse d’esprit et d’une pénétration singulière, est de
croire qu’il en ait toujours été de même.
[…] La beauté, la grâce et tous les autres attributs physiques qui semblent comme
particuliers à son sexe, lui avaient été refusés tout d’abord.
[…] Au commencement, la femme différait peu de l’homme.
[…] Cet envahissement du plus fort avait en effet tout le caractère d’un meurtre.
La femme fut tuée dans ses biens, dans sa liberté, dans tout son être ; l’homme prit
violemment possession d’elle ; il la supprima en quelque sorte du monde pour y
régner seul et sans partage
Toutes les anciennes histoires sont d’accord sur ce point avec la Bible pour nous
représenter la femme dans un état d’esclavage et d’abrutissement complet avant
l’origine des sociétés.
[…] Ce que l’homme chercha dans la femme, ce fut d’abord une esclave,
ensuite un instrument de reproduction, puis un objet de plaisir, et enfin une
compagne. De là quatre états dans la destinée de la femme, ou, pour mieux
dire, quatre âges bien distincts.
[…] La femelle est donc, comme nous l’avons dit en commençant, plus maltraitée,
de tout point, que le mâle ; il semble que la nature ait réservé toutes ses faveurs
[…] Nos bourgeois, non contents d’avoir à leur disposition les femmes et les filles des prolétaires,
sans parler de la prostitution officielle, trouvent un plaisir singulier à se cocufier mutuellement.
Le mariage bourgeois est, en réalité, la communauté des femmes mariées. Tout au plus pourraiton
accuser les communistes de vouloir mettre à la place d’une communauté des femmes
hypocritement dissimulée une communauté franche et officielle. Il est évident, du reste, qu’avec
l’abolition du régime de production actuel, disparaîtra la communauté des femmes qui en découle,
c’est-à-dire la prostitution officielle et non officielle.”

pour l’un des deux sexes, et qu’elle ait sacrifié l’autre. Si même ce spectacle nous
étonne, c’est que nous le voyons avec les yeux que la civilisation nous a faits.
[…] Il n’est pas sans enseignement de remarquer que, dans ces derniers temps,
certains sectaires, partisans aveugles du dogme mal compris de l’égalité, voulaient
ramener, autant que possible, tous les hommes et toutes les femmes à n’avoir
qu’une même taille et un même visage. Cela leur semblait l’idéal de la civilisation.
Il est curieux, nous le répétons, de voir les efforts que font quelques rêveurs pour
ramener, sous prétexte de progrès, l’humanité vers son point de départ.
[…] L’état physique des femmes dans l’état de nature se ressent du peu de goût
qu’elles inspirent aux hommes et du labeur exorbitant auquel leur frêle
constitution est soumise. Tous les voyageurs s’accordent à nous les représenter
courbées en deux, inclinées vers la terre, dans leur démarche pesante, par le poids
de l’habitude et de leurs maux.
[…] La polygamie est la seconde forme des rapports établis entre l’homme et la
femme ; si certains peuples s’y arrêtent, c’est qu’ils n’ont point en eux-mêmes, ni
dans leurs croyances religieuses, la force virtuelle pour avancer au delà.
[…] Démosthène disait : « Nous avons des courtisanes pour le plaisir, des
concubines pour le service journalier, mais des épouses pour nous donner des
enfants légitimes et veiller fidèlement à l’intérieur de la maison. » Ce peu de mots
définit admirablement la condition de la femme dans la société grecque.
[…] Dans la polygamie primitive, la femme est aimée comme la terre pour les
fruits qu’elle rapporte. Il est vrai de dire qu’elle rend bien à l’homme la même
indifférence. Douée en général de sens pour ainsi dire négatifs et d’une
organisation vénérienne plus passive que celle de l’homme, la femme n’aime point
du tout quand elle n’aime point par le coeur. Or, quelle affection pourrait-elle avoir
pour un être qui partage ses faveurs entre plusieurs rivales, sans les attacher à
aucune ?
[…] Nul doute que le christianisme entre pour beaucoup dans les destinées
nouvelles de la portion faible du genre humain.
[…] Marie, cet idéal de la femme dans les deux plus charmants attributs du sexe,
la vierge et la mère, contribua beaucoup à propager, surtout pendant la durée du
moyen âge, le respect de ses soeurs.
[…] Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont représentés par l’homme, l’enfant et la
femme, laquelle sert de lien amoureux entre les deux premiers termes et les
conjoint dans une unité indivisible.
[…] Quand la société chrétienne éclata [?], il y eut déluge et invasion de
mauvaises moeurs. Les maisons de débauche prirent la place des couvents. Le
mariage se sauva à grand-peine de ce cataclysme, et le monde moral tout entier fut
replongé dans un chaos où il se débat encore à cette heure.

[…] Don Juan, cette vaste création moderne, qu’est-ce encore sinon l’immensité
du désir porté sur les objets finis ? Il y a quelque chose de grand dans cet
abaissement même. Ce que l’homme cherche sans le savoir, au bout de toutes ces
orageuses et violentes agitations des sens, c’est encore Dieu, mais c’est un Dieu
introuvable, qui fuit toujours devant les bonds du désir dans le vide désert des
sensations, là où l’esprit ne vit pas.
Nous avons vu en effet l’autre penchant, celui de la variété chez l’homme,
produire, dans les âges précédents, la polygamie et le concubinage, lesquels
durent encore en Orient, et se perpétuent même parmi nous sous des formes
désavouées par la loi. Mais il y a, comme nous allons le voir, deux sortes de
variétés en amour.
Pour les peuples de l’Orient, qui cherchent seulement dans la femme un animal à
leur gré, la variété est toute physique et consiste seulement dans le nombre des
individus. Il en est de même dans nos pays des hommes qui obéissent en amour
aux pures lois des sens. Plus ils ont de femmes plus ils croient diversifier leurs
plaisirs.
Mais ce changement perpétuel n’aboutit guère en somme qu’à une variété
monotone. Les hommes qui ont usé de plusieurs femmes avouent, s’ils sont de
bonne foi, que c’est toujours la même. Don Juan arrive à ne plus voir qu’une
désespérante uniformité dans les nombreuses victimes de ses séductions.
[…] Toute la question maintenant est de chercher s’il y a un moyen de faire entrer
l’unité et la variété dans le commerce du même individu ; nous croyons, nous, que
ce moyen existe et que, par conséquent, le mariage suffit à tous les besoins de
l’homme et de la femme.
[…] Le progrès consiste à chercher la variété dans la même femme […]
[…] C’est alors surtout que le mariage, éternisé par l’amour, deviendra vraiment
une conquête de la civilisation et un progrès sur la nature. Au lieu de ces
attachements bornés aux pures lois de l’instinct, qui accouplent les animaux entre
eux durant la saison du printemps et qui les sépare ensuite quand l’oeuvre des
sexes est accomplie, l’homme et la femme offriront le grand spectacle de deux
êtres égaux, unis ensemble par les liens volontaires de sentiments indélébiles.
[…] Revenons maintenant à l’état actuel de la femme prolétaire. Nous l’avons vue
en dehors du mariage, soumise à une abjection et à une servitude complètes ;
considérons-la désormais au sein même du mariage qu’elle réalise rarement et
difficilement. À part quelques progrès inhérents à cette institution même, nous
trouverons que la femme mariée sans propriété rentre encore, chez nous, dans tous
les caractères propres à l’état sauvage.

Rivée à l’homme par une nécessité aveugle, condamnée aux travaux forcés du
ménage à perpétuité, la femme du peuple subit le mariage.
Note [d’Esquiros]
Loin de nous, on le comprend bien, l’intention de verser ici sur la classe la plus
souffrante et la plus digne d’intérêt un blâme quelconque. Par femme du peuple, nous
n’entendons pas d’abord certaines femmes prolétaires, unies à des maris prolétaires euxmêmes
qui présentent dans leur ménage tous les caractères de la plus haute civilisation.
Si d’autres même, dans les bas-fonds de la société, continuent les moeurs de la barbarie,
ce n’est pas leur faute. Le blâme revient à nos institutions, qui, laissant persister sur ces
malheureux les causes de l’état sauvage, les condamnent par cela même à toutes les
suites morales de cet état.
[…] Dès qu’ils sont en âge de gagner leur vie, la mère expulse elle-même ses
enfants de la maison, comme la femelle de l’aigle chasse ses aiglons hors du nid
dès que ceux-ci peuvent se soutenir dans l’air.
[…] Ici encore, comme chez les races primitives, le mâle est généralement mieux
partagé de la nature que la femelle. Celle-ci, déformée par le travail, vieille avant
l’âge, les seins pendants et desséchés, offre même, pour ce qui est des traits gros et
aplatis, une ressemblance frappante avec les femmes de la Nouvelle-Zélande.
Quelques-unes ont tellement gardé le type originel, qu’à la couleur près, on les
prendrait pour des individus étrangers à notre race ; ce sont, si nous osons ainsi
dire, des négresses blanches,
[…] Les filles jouissent généralement, dans de tels ménages, d’une liberté
aveugle ; la mère, occupée tout le jour hors du logis à des travaux qui l’absorbent,
ne songe presque point à surveiller leur conduite. Ouvrières elles-mêmes, ces
pauvres adolescentes ne comptent, comme les autres enfants, que pour l’argent
qu’elles rapportent à la fin de la semaine. Une fille, dans ces ménages-là, c’est un
chiffre ; une fille, c’est cinq francs, voilà ; le reste la regarde. (La plupart
raccrochent ou volent dans la journée du samedi, pour rapporter le soir à leur mère
cette pièce d’argent faute de laquelle le toit domestique leur serait
impitoyablement refusé.)
[…] Abolir la propriété, le mariage, la famille, ce serait, selon nous, détruire
les dernières digues que la société actuelle oppose encore à l’esclavage du
faible.
[…] À mesure que le peuple obtiendra dans l’État des droits politiques (et nul
gouvernement au monde ne sera de force à les lui refuser le jour où le peuple les
réclamera en masse), il distribuera plus équitablement les fruits de la production,
chaque jour renaissante. La propriété individuelle s’étendra alors à tous les
individus progressivement, hommes et femmes.
[…] Au reste, pour la majorité des femmes, l’éducation maintenant n’est ni
bonne ni mauvaise ; elle n’existe point.

[…] Quelques mères sont même assez abruties pour ne point voir l’utilité de
l’étude. « À quoi cela sert-il d’apprendre à lire ? » répète chaque jour cette
malheureuse qui se trouve bien de son ignorance…
[…] L’éducation, il est vrai, n’existe pas, même pour les femmes de la classe
bourgeoise, l’instruction tout au plus ; car l’éducation suppose une morale,
une croyance, un ensemble de rapports intellectuels entre la femme et Dieu,
entre la femme et l’homme ; toutes choses que la société moderne a perdues
quoi qu’elle en dise. Or, comme le droit et le devoir, qui en est la suite, sont
intimement liés à l’éducation, il n’y a point de liberté présentement réalisable
pour la femme.
[…] La nation ne se régénérera que par une fusion des différents groupes qui
constituent son ensemble.
[…] Il n’y aura plus alors, selon l’injurieuse division de M. de Maistre,
des femelles, des femmes et des dames, mais une seule femme et un seul
homme, comme il n’y a qu’un Dieu.
[…] Le même ordre sera suivi dans la société et dans la nature. La
constitution définitive du mariage et de la famille annoncée au premier
homme et à la première femme terminera cette magnifique série de progrès
en vertu desquels l’humanité est investie, comme Dieu, du droit de réaliser
un monde.