La dimension féministe de l’entreprise d’association qui a conduit à la création de la Bibliothèque des Amis de l’Instruction ne peut être mise en doute[1]. C’est pourquoi nous avons évoqué au cours d’une conférence, le 10 décembre 2015, la “vie ardente”[2] de Flora Tristan (1803-1844). Par son projet d’Union Ouvrière, véritable “révélation” remontant à décembre 1842, qui aboutira à un opuscule, constituant la clé de voûte de sa pensée et de son action (rédigé en 1843 et publié à trois reprises en 1844), Flora Tristan devance le Manifeste de Marx et d’Engels. Il ne faut pas hésiter de lire et relire cet ouvrage court mais incisif, lumineux à bien des égards[3]. Bien sûr, fidèle à son messianisme (voir l’excellente biographie d’Évelyne Bloch-Dano) chevillé au corps et en accord avec l’esprit de son temps, elle ne peut totalement échapper à un certain “pater-maternalisme”[4]. Son ultime Appel aux ouvriers se termine par cet extraordinaire excipit : « À l’œuvre donc ! À l’œuvre, mes frères. Le travail sera rude, les difficultés nombreuses, mais songez à la grandeur du but !…à la grandeur de la récompense ! Par vous, l’UNITÉ HUMAINE CONSTITUÉE. ». Il est suivi des Conseils aux ouvriers, puis, d’un ultime appel Aux bourgeois (à l’intention de ceux qu’elle nomme les “bourgeois voyants”).

Les Conseils aux ouvriers de Flora Tristan sont courts mais révélateurs. Ils commencent par : « Ouvriers, si vous voulez sortir de l’état de misère où vous êtes, – Instruisez-vous. ». Le texte enchaîne aussitôt sur le caractère décisif de la lecture des “bons livres”. Consciente de la cherté des ouvrages, « de bons livres coûtent cher », Flora Tristan préconise de « monter une petite bibliothèque d’une douzaine de bons ouvrages » en utilisant la voie associative. D’où cette phrase qui, écrite presque 20 ans avant la fondation de notre BAI, peut trouver en chacun de nous un écho : « Par exemple douze, quinze ou vingt ouvriers et ouvrières se connaissant et habitant le même quartier pourraient se réunir pour cet objet. –Au moyen d’une légère cotisation les douze ouvrages seraient achetés et par le fait de l’association, ils appartiendraient en commun aux membres associés. –Figurez-vous donc qu’avec L’UNION on peut faire des miracles ! ».

Bibliographie

Michel Blanc, Christiane Demeulenaere-Douyère, Étienne Naddeo, Les bibliothèques populaires. Bulletin N° 59 de l’Association d’Histoire et d’Archéologie du Vingtième arrondissement de Paris, 4e trimestre 2014.

Évelyne Bloch-Dano, Flora Tristan, la Femme-Messie, biographie, Grasset 2001.

[1] De nombreux travaux attestent de ce fait, à commencer par les Actes du Colloque de 1984 intitulés : Lectures et lecteurs au 19ième siècle – La Bibliothèque des Amis de l’Instruction (consultables sur le site de la BAI ). Ian Frazer qui a initié les recherches biographiques écrit  ainsi, page 63 : “Avant les journées de juin, Jeanne, avec l’aide de ses amies féministes Élisa Lemonnier, Suzanne Voilquin, Célestine Laporte et Angélique Arnaud, avait projeté des ateliers de femmes organisés dans une Société Fraternelle des Ouvrières-Unies, avec «une salle d’asile, une école, une bibliothèque…”. La Jeanne en question n’est autre que l’amie “fraternelle” de Jean-Baptiste Girard : Jeanne Deroin (1805-1894), l’énergique ouvrière lingère, autodidacte puis institutrice qui reprit le flambeau des projets émancipateurs de Flora Tristan, trop tôt disparue. Nous avons évoqué rapidement ce lien de “fraternité” certain mais dont il faudrait encore préciser les contours. Voir Bibliographie, p.7.

[2] Nous avons songé au beau titre de l’ouvrage de Fernand Planche : La vie ardente et intrépide de Louise Michel, Slim, 1946. Évoquer Louise Michel en même temps que l’on entreprend un retour sur Flora Tristan a du sens : ces deux femmes, aux flèches de vie si différentes, prennent, dans l’histoire ouvrière, la figure d’un véritable mythe.

[3] Cet ouvrage a fait l’objet d’une édition très riche préparée avec soin par Daniel Armogathe et Jacques Grandjonc,  chez l’éditeur Des Femmes – Antoinette Foulque, 1986.

[4] Nous osons ce curieux néologisme pour bien souligner la disposition particulière, pleine de passion et de contradictions, de Flora Tristan à l’égard du monde ouvrier. Il y a d’autre part du sens à relier sa vie et son œuvre à des influences réelles dont elle s’est assez rapidement affranchie : l’influence du saint-simonisme, celle du fouriérisme et celle de l’owénisme, par exemple. La dimension féministe de ces influences lui aura aussi, sans doute, permis d’élaborer son propre féminisme très personnel, plein de ferveur et d’exaltation religieuse. La “Femme de l’Avenir” telle qu’elle l’annonce n’est pas à proprement parler l’égal de l’Homme, elle le domine par sa supériorité morale : elle est son véritable guide. La femme de l’avenir sera l’étoile et la boussole de l’Humanité aboutie, unie, réconciliée avec elle-même. Nous ne sommes pas si éloignés que cela de la grande élaboration d’Auguste Comte, qui fera 10 ans plus tard, une place centrale à la féminité dans la Religion de l’Humanité. Il y a curieusement comme un phylum entre deux figures mythiques qui furent contemporaines mais si différentes : Clotilde de Vaux (la “meilleure personnification” de l’Humanité, selon Comte) et Flora Tristan (la femme “paria” qui accompagna sa prophétie régénératrice de ce déchirant cri de solitude et d’Amour : « Mon amant c’est l’humanité !»).