En 1908, dans La Revue française politique et littéraire, l’académicien René Bazin décrit une bibliothèque populaire parisienne et son atmosphère au moment du prêt de livres. Je vous laisse d’abord découvrir ce texte et vous propose ensuite quelques éléments de réflexion à son propos.
Bibliothèques Populaires
Je suis entré souvent dans les bibliothèques populaires, aux heures de distribution, un peu par flânerie, beaucoup pour voir passer la vie, pour entendre les mots de ce peuple dont nous ne percevons, dans la rue, que la rumeur confuse. C’est un bon lieu d’étude. Les salles, d’habitude, sont situées au milieu des quartiers ouvriers et au premier étage, toutes tapissées de livres reliés que dominent là-haut, près du plafond, des légendes en lettres dorées : Sciences, – Histoire, – Voyages, – Géographie, – Romans, – Poésie, – Œuvres diverses. Que comprennent les « œuvres diverses » ? Ô classification rudimentaire et ample, où j’ai vu se ranger Montaigne près d’un dictionnaire portugais ! Les casiers pleins, comme tous les trésors, sont protégés. Une balustrade intérieure, en forme de lyre, tourne autour de la salle, et met les livres à un mètre des mains et des yeux. Le seul panneau non défendu est celui de l’entrée, celui des Sciences.
– On ne vole guère les philosophes, me disait un bibliothécaire, ni les physiciens, ni les géologues que nous groupons là côte à côte. Ils vieillissent tranquilles. C’est le roman qu’on enlève.
– Combien par an ?
– Vingt-cinq mille environ. Dans le chiffre total de nos prêts, ils comptent bien pour soixante pour cent ; puis viennent le théâtre, les voyages, la critique littéraire, les mémoires. La dispense du service militaire pour les ouvriers d’art nous vaut quelques fervents amateurs de traités de céramique, de broderie, d’architecture. Il reste un petit pour cent que les sciences naturelles partagent avec Aristote. Nous avons encore un lecteur d’Aristote, monsieur, et je vous le présenterai. Je cours ouvrir les portes.
C’était le soir. Deux becs de gaz, au bout des tuyaux en équerre qui tombaient du plafond, élargissaient leur flamme, où sifflait un filet d’air aigu, ténu, indéfini, comme la plainte des bûches mouillées. Les mauvaises reliures de basane rouge, avec leurs titres qui se suivaient en ligne, ressemblaient à des pentes de rideaux rayés, comme il y en a autour des vieux lits, dans les fermes. Et cela tremblait sous la lumière inégale. Derrière le voile, en effet, les auteurs de tout âge dormaient, ceux qu’on ne réveille jamais et ceux qui, entre deux sommes rapides, vont de maison en maison, d’âme en âme, semeurs de joie bonne ou mauvaise, semeurs de souci, semeurs d’idéal. Ils dormaient. J’étais seul. Je songeais : « Quels sont ceux qui vont s’éveiller à l’appel de leur nom, et courir à travers le monde ? Jusqu’où iront-ils ? En quelles pauvres mains ? Vers quelle tristesse ou quelle inquiétude ? Auront-ils les paroles qu’il faudra ? Que je voudrais l’entendre, l’intime dialogue qui s’établira dans une heure, dans quelques minutes peut-être, entre eux et les pauvres qui viennent, et voir cette caresse des mains rudes ou légères qui tournent la page blanche, cette tendresse des yeux qui se hâtent, et le sourire, ou le trouble, ou les larmes, ou le rêve, par quoi sera prolongée, embellie ou souillée, la journée laborieuse et toute vide de pensée ! »
Un piétinement sourd, un bruit de voix sonna dans la cage de l’escalier. La porte s’ouvrit. Le bibliothécaire reparut, blond, mince, jeune, enchanté de précéder et d’introduire la première escouade de ses clients. Ceux-ci, une trentaine, qui avaient dû attendre en bas l’heure réglementaire, s’avancèrent par groupes, tous dans la même direction vers le fond de la salle où était l’inscription : Romans, nouvelles et contes. Un petit commis de magasin chétif, imberbe, avait pris les devants, s’était accoudé sur la balustrade et demandait déjà :
– Fort comme la mort ? Vous avez ?
Les lecteurs étaient, presque tous, accompagnés : modistes ou lingères causant avec une amie ; vieil ouvrier avec un jeune, peut-être son fils ; mère suivie d’une ou deux filles ; demi-bourgeoise impotente et soupirante flanquée d’une domestique. On se consultait, on faisait de la critique, un peu sommaire, mais motivée. Quelqu’un disait près de moi : « Demande donc de l’Ohnet. Il y a des amours : c’est beau ! » Deux gamins, roses, à cheveux ras, que nimbait le bec de gaz tout voisin, échangeaient une confidence :
– Dis donc, du Bossuet, qu’en penses-tu ?
– Non.
– Pourquoi ?
– Quand j’en prends, moi, je ne le lis jamais.
C’était un bavardage à voix basse, que dominaient les dialogues brefs des clients qui interrogeaient le bibliothécaire, et le bruit des pas qu’on essayait de faire glissants et légers sur le parquet, par respect pour le bois, pour le lieu, pour la loi ; un concert en sourdine que ponctuait, à intervalles réguliers, l’appel d’un commis enregistreur, assis dans une salle à côté, et qui murmurait : « Série B, numéros 2201, 2202, in-16. ! À un autre !… » La foule tournait dans l’hémicycle ; les entrées compensaient les sorties ; des remous souples amenaient, un instant, les jaquettes usées près des châles de laine, les mantelets près des corsages ajustés, les petits chapeaux à cinq francs quatre-vingt-quinze près des bonnets ruches et des « cronstadt » de banlieue. Je m’approchai de la balustrade et du couloir protégé où se démenait, sans arrêt, sans humeur et sans trouble, le bibliothécaire enthousiaste encore de son métier et enchanté de se donner de la peine.
La vieille dame et sa bonne s’avançaient à la barre, solennelles.
– Nous sommes deux, monsieur, ma bonne et moi : nous avons droit à quatre volumes.
– Lesquels ?
– Un voyage pour elle, un roman pour moi.
– De qui ?
– Ça ne fait rien.
Une couturière lui succède, en uniforme noir d’atelier comme il faut. Elle a des yeux trop grands, des cheveux superbes, une voix faible et sans timbre.
– Mademoiselle, vous avez un auteur préféré ?
– Oui, monsieur : François Coppée.
Plus un seul, en ce moment. Elle fait un signe de tête découragé, et, déjà détournée, n’essayant pas de remplacer son rêve :
– Je le pensais bien : je n’ai jamais de chance…
– Moi, monsieur, et la voix sonnait clair, tandis que la belle plume rouge, unique dans la salle, tremblait sur le chapeau, – moi, je voudrais La Dame aux Camélias ?
– Pas souvent chez elle !
– Le Lys rouge ?
– En main.
– Du Labiche, alors?
– Il nous reste Doit-on le dire ? la Poudre aux yeux…
– Et Le Chapeau de paille d’Italie, n’est-ce pas? J’ai relu tout ça !
Un instant de méditation ; un haussement d’épaules ; une ardeur qui tombe :
– Que voulez vous? Donnez-moi les Mémoires de Madame de Rémusat !
L’ouvrier aisé, beau parleur, habitué des réunions publiques, fier de sa barbe longue et grise, s’est arrêté devant le panneau de gauche : Histoire. Il étend le bras et prononce :
– Des livres sur le premier Empereur. Mais rien du second, vous pensez : il m’embête, celui-là !
Une ménagère, les cheveux déteints et tirés sous une capeline, et qui devait faire une commission, est venue demander :
– Quelque chose par Molière ?
– Et puis ?
– Une Marie-Antoinette ?
– Nous en avons sept. De quel auteur ?
– De qui vous voudrez : c’est elle que je veux.
Des jeunes filles, évidemment des aspirantes à quelque brevet, des employés, des enfants, un sous-officier, un porteur de dépêches ont choisi : Marbot, le Journal des Goncourt, l’Invasion d’Halévy, l’Immortel, des romans de Dumas, – toujours bon premier, – de Tourguéneff, d’Henry Gréville, d’André Theuriet. Deux exemplaires des Misérables ont franchi la porte et sont partis vers les faubourgs. Un épicier, encore en surplis gris, a fait un lot, gravement des Deux Faust et des Mille et une Nuits.
Tout ce monde qui passait et repassait, ou presque tout, représentait une fraction un peu cultivée du peuple, une élite habituée aux livres, familière avec le personnel de la bibliothèque, capable de feuilleter un catalogue et de répondre à une plaisanterie.
Des vrais pauvres, des novices qui venaient là humblement, émus devant un livre comme devant un mystère ou devant un grand du monde, je n’en ai vu que deux. Le premier était un apprenti, sans chapeau, sans gilet, vêtu d’un pantalon rapiécé qu’une seule bretelle tirait sous la veste trop courte, un adolescent voûté, l’œil fixe, chargé de tristesse et de volonté. Il demanda : « Une histoire d’enfant pauvre, s’il vous plaît ? » Et le bibliothécaire hésitait, devinant que cette âme obscure cherchait un livre de salut, un livre où fût raconté comment on brise la chaîne de misère et comment on s’élève. Je ne sais pas l’inspiration qu’il eut. Je crois qu’il donna un volume quelconque. Car d’autres clients attendaient. Et justement il y avait là une jeune fille qui disait avec insistance, avec une sorte d’impatience même :
– Monsieur, monsieur ! je rapporte La Lyre.
C’était, autant qu’on peut juger en un si court moment, la fille de quelque très humble ménagère, une de ces aînées qu’on n’envoie pas à la fabrique parce qu’elles sont trop jolies, et qu’on a peur. Elles ont élevé déjà trois ou quatre frères ou sœurs, ce qui leur donne un air grave et digne. Mais elles perdent cette assurance pour un mot qu’on leur dit, toute leur vie et toute leur expérience tenant dans la maison, entre le fourneau, l’armoire, les berceaux et le puits dont la margelle ne sèche jamais. Celle-ci avait le teint blanc, les yeux blonds avec de grands cils et une longue bouche qui souriait par habitude, comme celle des toutes jeunes mères. Elle tendait à bout de bras le tome deuxième de Toute la Lyre de Hugo. Et le bibliothécaire, ayant ouvert le livre par hasard, eut un moment de surprise et s’exclama :
– Oh ! mademoiselle !
Je me penchai. Il désignait du doigt, avec une indignation moitié sérieuse et moitié feinte, quatre vers au bas desquels il y avait une annotation d’une écriture fine et appliquée.
Le poète disait :
‘Ce doux mot qu’il faut effacer, « Je t’aime », aujourd’hui me déchire : Vous le disiez sans le penser, Moi, je le pensais sans le dire’. Séduite par le madrigal, la pauvre fille avait écrit : « Délicieux ! » avec un gros point d’exclamation.
– C’est vous, mademoiselle, qui avez écrit cela !
Elle pâlit, puis rougit extrêmement. Plus de vingt personnes, des inconnus, se pressaient autour d’elle.
– Qu’en savez-vous ?
– Je reconnais votre écriture.
Un éclair de colère et de pudeur effarouchée passa dans les yeux blonds.
– Vous le voudriez peut-être bien, connaître mon écriture, dit-elle ; mais ceux à qui j’écris sont loin d’ici !
– Dites que c’est vous ?
Elle n’avoua pas. Mais ce bruit, ces regards, ce livre accusateur, cette lumière, ce décor insolite l’arrêtèrent net dans son essai de défense. Elle se mit à trembler. Ses yeux s’emplirent de larmes. Et elle s’enfuit, tout à coup, sans un mot de plus, poursuivie par la clameur des habitués, qui disaient :
– Regardez donc, cette demoiselle Printemps, qui écrit sur les livres ! On voit bien que c’est le premier qu’elle lit.
Les voix s’arrêtèrent toutes ensemble quand l’admiratrice de Victor Hugo eut passé la porte. Et seule, de tous les clients de cette soirée, la petite faubourienne, en descendant l’escalier, ne fit pas plus de bruit qu’une souris.
René BAZIN, de l’Académie Française.
[on retrouvera le texte en ligne ici]
Mais qui donc est René Bazin ?
par Agnès Sandras
On a largement oublié aujourd’hui cet auteur qui a pourtant été énormément lu de son vivant. René Bazin (à ne pas confondre avec Hervé Bazin, son petit-neveu) avait fait des études de droit. Professeur à l’Université libre d’Angers, il était également journaliste et romancier. L’Académie française le récompensa plusieurs fois, notamment en 1896 pour l’ensemble de ses ouvrages. Après le succès du roman Les Oberlé en 1901, il fut élu au 30e fauteuil de l’Académie en 1903. Ce polygraphe s’est consacré dans plus de soixante ouvrages et de nombreux articles à la description des mondes ruraux et ouvriers, aux récits de voyage et aux biographies1. Son attachement revendiqué aux idées conservatrices, ses luttes contre la laïcité, ont contribué à lui faire une réputation ” d’auteur clérical, nationaliste, agrariste et finalement très conservateur2 “. Selon Anne René-Bazin : ” un zèle trop partisan autour de sa mémoire aura sans doute, et malheureusement, accéléré la mise au placard, voire le rejet, des écrits de René Bazin, notamment à partir de la Libération […]3”.
Pourquoi René Bazin écrit-il sur une bibliothèque populaire (les bibliothèques populaires) ?
Tout au long de sa vie, René Bazin s’est montré curieux des contrées étrangères, de l’altérité. Dans ce texte, il se conduit donc en ethnologue des bibliothèques populaires : il décrit le lieu, la population, les usages.
Dans ses romans, Bazin explore les milieux modestes en ville comme à la campagne. Il se réclame du réalisme, mais un réalisme profondément empreint de ses croyances religieuses. Il s’agit pour lui de montrer au plus près les misères vécues par les pauvres et les moyens d’échapper à ce sort. N’appartenant pas au monde ouvrier ni au monde artisan, il fait preuve dans ce texte d’une condescendance envers le public de la bibliothèque qui est tout autant le reflet de son époque que de ses propres préoccupations. Sa façon de décrire les lectrices de la bibliothèque est également à replacer dans le contexte des années 1900 : elle peut paraître machiste, elle l’est probablement, mais il faut néanmoins garder à l’esprit que l’œuvre de Bazin est aussi peuplée de femmes qui prennent leur indépendance sans qu’il porte de jugement moral tranché comme pouvaient le faire d’autres écrivains catholiques contemporains.
Il écrit donc sur les bibliothèques populaires pour faire connaître aux acheteurs de La Revue française politique et littéraire un lieu qu’ a priori ils ne connaissent pas, étant quant à eux issus d’un milieu qui n’a pas besoin d’emprunter des livres. Les lecteurs des bibliothèques populaires sont en effet des gens modestes dont les horaires de travail ne leur permettent pas de fréquenter les bibliothèques municipales et/ou qui n’ont pas suffisamment d’argent pour acquérir des ouvrages.
Quelle bibliothèque populaire René Bazin évoque-t-il ?
Il faudrait comparer les numéros et les titres donnés par René Bazin aux catalogues qui subsistent, en supposant que l’auteur n’a pas totalement inventé ces données, ou synthétisé les visites de plusieurs bibliothèques. D’autres informations livrées au fil du texte (comme la ” balustrade intérieure, en forme de lyre “) permettront peut-être un jour d’identifier le lieu décrit et les livres avec leurs modestes reliures de basane rouge : les bibliothèques populaires ont alors plus couramment des reliures variées et parfois de bonne facture car provenant de dons, ou recouvertes de toile grise comme le préconisait la Société Franklin.
On peut faire deux hypothèses : René Bazin, originaire d’Angers, revenait souvent dans sa ville natale. Or les bibliothèques populaires ont été actives dans cette ville : on en comptait au moins cinq et comme nombre de leurs homologues elles prêtaient de nombreux romans4. Ou bien Bazin a-t-il décrit une des bibliothèques des Amis de l’Instruction parisienne ? On sait par exemple que la BAI-III était dans ces années-là logée au premier étage et qu’elle recevait des ouvriers d’art avant que soit fondée spécifiquement pour eux en 1886 la bibliothèque Forney5.
Quelle classification René Bazin évoque-t-il ?
Bazin évoque de manière ironique le classement des livres opéré (“des légendes en lettres dorées : Sciences, – Histoire, -Voyages, – Géographie, – Romans, – Poésie, – Œuvres diverses. Que comprennent les « œuvres diverses » ? Ô classification rudimentaire et ample, où j’ai vu se ranger Montaigne près d’un dictionnaire portugais !”). Les bibliothèques populaires ont en effet œuvré à proposer un classement simple, plus accessible aux lecteurs que ceux alors mis en œuvre dans les bibliothèques institutionnelles. Il s’agissait de proposer un catalogue aux entrées simples, facilement identifiables, permettant de choisir entre les romans, l’histoire, la géographie, etc6. Ce type de classement aboutissait le plus souvent à la création d’une rubrique des inclassables, sous l’étiquette des “œuvres diverses”.
Quels lecteurs René Bazin peint-il ?
Un ” commis de magasin “, des ” modistes ou lingères causant avec une amie ; vieil ouvrier avec un jeune, peut-être son fils ; mère suivie d’une ou deux filles ; demi-bourgeoise impotente et soupirante flanquée d’une domestique “, une ” couturière […] en uniforme noir d’atelier comme il faut “, ” l’ouvrier aisé, beau parleur, habitué des réunions publiques “, une ” ménagère “, “Des jeunes filles, évidemment des aspirantes à quelque brevet, des employés, des enfants, un sous-officier, un porteur de dépêches ” , ” un épicier “, ” un apprenti ” … René Bazin a voulu nous montrer, comme il le dit lui-même, ” une fraction un peu cultivée du peuple, une élite habituée aux livres, familière avec le personnel de la bibliothèque, capable de feuilleter un catalogue et de répondre à une plaisanterie “. Son analyse correspond à ce que les registres d’inscription et les comptes-rendus nous enseignent : le public qui fréquente les bibliothèques populaires est majoritairement issu d’un monde ouvrier déjà en pleine ascension sociale et de petits artisans qui savent lire couramment, ont envie de s’instruire et/ou de se récréer. Les lectrices sont le plus souvent célibataires ou veuves.
René Bazin nous montre ces lecteurs impatients d’emprunter des livres, discutant entre eux. Ils savent déjà le nom des auteurs dont ils souhaitent lire les ouvrages ou la thématique qui les intéresse, et semblent faire confiance au bibliothécaire et à son aide.
On remarquera toutefois l’allusion à un ouvrier militant, habitué des réunions politiques socialistes ou anarchistes … : “L’ouvrier aisé, beau parleur, habitué des réunions publiques, fier de sa barbe longue et grise”…
Quel(s) bibliothécaire(s) René Bazin décrit-il ?
Bazin décrit un “bibliothécaire enthousiaste encore de son métier et enchanté de se donner de la peine”, qui “se démenait, sans arrêt, sans humeur et sans trouble”. La notation est étrange : au début du XXe siècle, les bibliothécaires des bibliothèques populaires ne sont pas professionnels et sont le plus souvent bénévoles. Tout aussi déconcertante, la mention d’un “commis enregistreur” et de “clients”. Bazin semble avoir mélangé plusieurs lieux : bibliothèques, cabinets de lecture, librairies ?
Quoi qu’il en soit, Bazin décrit un jeune bibliothécaire “enchanté de précéder et d’introduire la première escouade de ses clients”, dynamique, attentif aux demandes, et peu avare de renseignements sur la nature des demandes de prêt. On est très loin de la représentation qui va naître quelques années plus tard de bibliothèques populaires poussiéreuses, peu fréquentées, et gérées par des vieilles demoiselles acariâtres. On verra plus loin que cette description est sans doute destinée à suggérer un dynamisme de mauvais aloi … !
Qu’emprunte-t’on dans les bibliothèques populaires en 1908 selon René Bazin ?
René Bazin souligne à raison que les lectrices et lecteurs se tournent en majorité vers les romans et les livres d’histoire. Fondées pour apporter aux lecteurs des ouvrages instructifs ou délassants, les bibliothèques populaires ont vu rapidement les emprunts de romans augmenter au détriment des emprunts d’ouvrages instructifs et ont tenté de s’adapter à ce rôle que leur imposaient les choix du lectorat7.
René Bazin se montre fort précis quand il s’agit de citer des romans, des comédies et/ou des auteurs alors qu’il reste dans le vague quand il s’agit de livres d’histoire. Il cite en effet :
- Ohnet
- François Coppée
- Marbot
- le Journal des Goncourt
- l’Invasion d’Halévy
- l’Immortel
- des romans de Dumas
- des romans de Tourguéneff,
- des romans d’Henry Gréville
- des romans d’André Theuriet
- Les Misérables
- Les Deux Faust
- Les Mille et une Nuits
- La Dame aux Camélias
- Le Lys rouge
- Doit-on le dire ? de Labiche
- La Poudre aux yeux de Labiche
- Le Chapeau de paille d’Italie de Labiche
- les Mémoires de Madame de Rémusat
- Toute la Lyre de Victor Hugo
Quels sont selon René Bazin les problèmes rencontrés par la bibliothèque populaire décrite ?
Ici encore René Bazin est bien renseigné. Il connaît les problèmes de fonctionnement que les responsables des bibliothèques populaires ont minimisés au départ, de crainte qu’on doute du bien-fondé de ces structures, puis tenté de résoudre.
Il évoque les vols de livres et les dégradations des ouvrages. Pionnières dans le système de prêt, les bibliothèques ont en effet dû inventer les registres de prêt, les amendes pour les lecteurs indélicats, etc8.
René Bazin souligne aussi le souci que pouvaient poser les demandes simultanées des mêmes ouvrages à succès. Plusieurs bibliothèques populaires ont résolu ce souci en achetant les livres convoités en deux, trois ou quatre exemplaires.
Mais où René Bazin veut-il en venir ?
La question est complexe, et faute d’éléments supplémentaires il faut se borner à des hypothèses.
L’ambiguïté du texte de Bazin est telle qu’on ne sait au terme de la lecture ce qui l’étonne le plus (ou pas) : qu’un bibliothécaire communique à une lectrice un volume des poèmes de Hugo ? Que les lecteurs et le bibliothécaire condamnent l’émoi de la jeune fille en se montrant intransigeants quant à l’annotation portée, et la dissuadent ainsi de remettre les pieds dans la bibliothèque ? Conscient de la nécessité de l’instruction, Bazin a vraisemblablement tenu à décrire le besoin et l’envie de lectures chez le “peuple”, comme il le nomme, et choisi de montrer par des exemples non commentés les dangers encourus par les jeunes lectrices et lecteurs dans les bibliothèques populaires dont il était notoire qu’elles étaient alors tenues par des anti-cléricaux.
Il semble en effet avoir fait le choix de ne pas condamner frontalement les bibliothèques populaires mais de procéder par allusions. Ainsi il ne met pas en avant les bibliothèques catholiques qui offrent dans les années 1900 des lectures choisies et souvent édifiantes. Il ne cite pas non plus, comme le faisait alors la presse catholique, des exemples jugés scandaleux de prêts de livres amoraux (George Sand dans la décennie 1860, Zola par la suite) par les bibliothèques populaires. Si les emprunts qu’il mentionne font sans doute réagir vivement le lectorat de la conservatrice Revue française politique et littéraire, il se garde bien de les commenter. Il maîtrise pourtant parfaitement le discours contemporain catholique portant sur les “mauvaises lectures” puisqu’il évoque, mais sans donner d’exemples, “cette tendresse des yeux qui se hâtent, et le sourire, ou le trouble, ou les larmes, ou le rêve, par quoi sera prolongée, embellie ou souillée, la journée laborieuse et toute vide de pensée !”
Le texte de René Bazin est donc très probablement un exemple de mise en cause du rôle des bibliothèques populaires particulièrement intéressant. Construit sur une connaissance plutôt solide de ces bibliothèques, citant des œuvres que le féroce Abbé Bethléem avait récemment réprouvées en 1904 dans Romans à lire et à proscrire 9, le récit de Bazin prend ainsi des allures de démonstration solide sans avoir besoin d’émettre de condamnation. Il appartenait alors aux lecteurs de ce récit de décider de la culpabilité ou non du jeune bibliothécaire et du bien-fondé “des bibliothèques populaires”, sans qu’ils aient le sentiment qu’on leur dictait leur opinion.
On ne sera donc pas surpris d’apprendre que l’abbé Bethléem a fait de René Bazin un auteur à lire pour les jeunes gens et les adultes :
Ils démontrent victorieusement que le roman peut être réaliste et intéressant, tout en prenant ses inspirations ailleurs que dans les milieux tarés, si chers aux écrivains à la mode. L’exquise fraîcheur du style, la clarté sereine et puissante du langage, le charme des paysages, la saveur des descriptions, l’amour de la terre natale. la finesse des analyses, en font des œuvres littéraires et artistiques de tout premier ordre […]
“René Bazin” in Abbé Louis Bethléem, Romans à lire et romans à proscrire. Essai de classification au point de vue moral des principaux romans et romanciers (1500-1928), avec notes et indications pratiques. 10e édition. (101e au 120e mille.), 1928, p. 369.