Le mot vient du latin Res publica qui veut dire la « chose commune » et est employé dans la philosophie politique pour désigner « n’importe quel État régi par les lois »
Philippe Hivert, juriste et historien, est titulaire d’un DEA d’Histoire du Droit, des Institutions publiques, des Idées politiques et des Faits sociaux. Il s’est particulièrement intéressé à l’histoire des mentalités et à celle des identités locales. Il est notamment l’auteur d’une « Histoire de Montreuil-sous-bois », en 5 tomes, d’un « Dictionnaire historique des rues », d’une « Histoire de l’enseignement » et d’une « Histoire du cimetière » de cette même ville. Il a, par ailleurs, enseigné à l’Université de Marne-la-Vallée, où il a dispensé, entre autres, un cours consacré aux sources et aux pratiques de l’éducation populaire. Enfin, il a été commissaire de l’exposition “Pacifisme et Refus de la guerre” en 2018, à Grigny.
La République – Histoire, principes, valeurs
I- Une histoire mouvementée
Le sens des mots
Le mot vient du latin Res publica qui veut dire la « chose commune » et est employé dans la philosophie politique pour désigner « n’importe quel État régi par les lois ». C’est la définition qu’en donnent des auteurs comme Platon, Cicéron ou Bodin. République et Démocratie ne se confondent pourtant pas : la République romaine est aux mains des patriciens, mais la majorité de la population est composée d’esclaves ; dans la République de Venise, les doges, élus à vie, se conduisent en tyrans ; la République de Florence est gouvernée par une petite aristocratie nobiliaire ; celle de Cromwell est une dictature militaire. Dans tous ces exemples, le mot République ne sert qu’à signaler l’absence d’un roi. En outre, le terme Démocratie n’est pas non plus sans équivoque. La démocratie athénienne s’accommodait fort bien de l’exclusion des femmes, des esclaves et des métèques. Plus près de nous, il suffit de rappeler que le nazisme fut porté au pouvoir par le peuple allemand, dans les formes légales et à la majorité des suffrages, pour constater que la démocratie n’est pas toujours le règne de la majorité. Il n’y a, en effet, de démocratie que lorsque la minorité garde tous ses droits d’expression et d’organisation, quand aucune fraction, aucun groupe, aucun individu, aucun parti, aucune famille, église ou ethnie ne peut confisquer la souveraineté.
Ce n’est qu’avec la Révolution française que le vocable République va désigner « une association politique fondée sur la libre adhésion des personnes à un idéal commun et partagé ». Dès lors tout change : alors qu’un roi doit tout à l’hérédité, qu’il est sacré et que son pouvoir vient « d’en haut » (Dieu), un républicain est choisi pour ses qualités propres, il est soumis à la loi commune et son pouvoir vient « d’en bas » (le peuple).
Autrement dit, la validité d’un commandement ne découle plus d’une transcendance extérieure au monde, mais elle procède de l’assentiment général du plus grand nombre. Ce dernier principe, issu des théories du Contrat social qui innervent la pensée politique dès le XIVe siècle, a laïcisé pratiquement toutes les formes du pouvoir. Aujourd’hui, les monarchies (Angleterre, Espagne, Suède, etc.) comme les théocraties (États-Unis, Israël) ne prétendent plus tenir leur autorité de Dieu. Il ne reste d’ailleurs plus que deux autorités contemporaines à se réclamer officiellement du « droit divin » : le pape et le dalaï-lama.
Ce qui complique la question, c’est que la signification des mots varie en fonction de l’histoire : les monarchies héréditaires ne sont pas toujours « conservatrices », pas plus que la République n’est nécessairement « progressiste » : Le Royaume-Uni abolit l’esclavage en 1833, la France républicaine en 1848. Les femmes britanniques votent dès 1928, les Françaises en 1945. La peine de mort est supprimée en Angleterre en 1965, il faut attendre 1981 en France.
Une construction atypique et novatrice
En France, où la monarchie a duré un millénaire, la République n’a pas poussé sur une terre vierge. Elle s’inscrit dans la longue filiation centralisatrice des « quarante rois qui ont fait la France », en bâtissant l’unité du pays et en soumettant les féodaux. Le dernier, Louis XVI, a pris le parti des privilégiés au plus mauvais moment, quand les souverains étrangers se massaient aux frontières. Arrêté à Varennes le 21 juin 1791 alors qu’il allait leur demander d’intervenir militairement pour restaurer son pouvoir, le roi rompait avec le projet de monarchie constitutionnelle qu’il prétendait avoir accepté. Ne pouvant plus se battre en son nom, la nation s’est battue pour son propre compte. Celui dont la propagande monarchiste avait fait le « lieutenant de Dieu » sur terre avait pris l’initiative de divorcer. C’est de cette crise qu’est sortie notre première République :
Le 21 septembre 1792, le lendemain de la bataille de Valmy où une armée de volontaires français a fait reculer les troupes des monarchies coalisées, la royauté est abolie en France. Le jour est choisi pour être celui de la proclamation de l’An I de la République qui, quatre jours plus tard, le 25 septembre, sera déclarée « Une et indivisible ».
Cette histoire spécifique lui a légué ses signes extérieurs et ses symboles :
– Le drapeau a trois couleurs parce qu’arrivé à Paris le 17 juillet 1789 (trois jours après la prise de la Bastille), le roi fut contraint d’arborer, à côté de sa cocarde blanche, couleur royale, le ruban bleu et rouge aux couleurs de la ville.
– La Marseillaise est un chant de guerre composé en 1792 pour signifier que la République était déterminée à se défendre jusqu’à la mort contre l’Europe coalisée.
– La fête du 14 juillet commémore à la fois la prise de la Bastille de 1789 et la Fête de la Fédération, un an plus tard.
– Le triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité », formule forgée par Robespierre, n’a été adoptée comme devise que sous la IIème République, en 1848.
– Quant à Marianne, l’allégorie féminine dont le buste orne les mairies, elle est coiffée du bonnet phrygien – celui que portaient les esclaves affranchis dans l’Antiquité – pour symboliser qu’on n’a jamais fini de sortir de la servitude.
Ce qui est en jeu à travers ces emblèmes, ce sont les valeurs qu’elles véhiculent plus que la forme du gouvernement, au demeurant assez secondaire. Elles visent à faire vivre la République dans les esprits.
Car des « Muscadins » aux « Camelots du roi », des mouvements antidreyfusards à « l’Action française », des ligues factieuses de « la Cagoule » aux partis d’extrême droite plus récents, les tenants de l’Ancien Régime n’ont jamais cessé de lutter contre la « Gueuse », pour tenter de la vider de son contenu « laïque, démocratique et social ». Cette qualification de République « laïque, démocratique et sociale » figure dans le Préambule de la Constitution, qui renvoie directement à la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.
C’est dire qu’aujourd’hui comme hier, la pierre de touche est bien la Révolution : toutes les républiques françaises ont pris pour moment fondateur la prise de la Bastille.
C’est la raison pour laquelle on ne peut pas se prétendre républicain et renier la Révolution. Les deux notions sont indissolublement liées. La République a pu commettre des crimes outre-mer et sur son sol, elle a pu renier ses principes aux colonies en transformant des « indigènes » en sous-hommes, chaque fois qu’elle a été vaincue ou défaite, une oppression décuplée s’en est suivie. Bonaparte premier Consul rétablit l’esclavage que la Première République avait aboli en 1794 ; le Second Empire (1852-1870) organise les proscriptions, instaure la censure, interdit les associations ouvrières et les sociétés de secours. En 1940, l’État français enterre la IIIe République : les lois raciales font disparaître l’égalité devant la loi ; les fonctionnaires doivent faire allégeance non à des principes, mais à la personne du Maréchal « père de la nation », ils sont tenus d’assister aux services religieux ; les partis politiques sont dissous ; la police est mise au service d’une faction, etc.
À ce jour, quatre fois la forme républicaine a été abattue ou a fait naufrage, et chaque fois l’idée s’est relevée. Reste que notre histoire est plus agitée que partout ailleurs en Europe. La France a connu quinze régimes différents en deux siècles.
II . Les principes de l’universalisme républicain
Le principe d’égalité
En République, la loi est la même sur tout le territoire national. Le général passe avant le particulier. Il y a une seule justice pour tous, sans distinction d’origine, de région ou de couleur. Dans un procès, il n’y a pas plus d’accusé noir ou de jury blanc, que dans la vie publique, il n’y a de maire catholique ou de sénateur juif. Chaque circonscription a son député, qui représente la nation tout entière et non sa seule circonscription. Il tire sa légitimité de son élection, non de son origine.
L’égalité républicaine emporte plusieurs conséquences qui ne doivent, normalement, souffrir aucune exception. À l’école, les programmes sont les mêmes, dans quelque région que ce soit, les concours de recrutement nationaux également. En matière judiciaire, les magistrats appliquent les mêmes lois sur tout le territoire et dans le même esprit, aux célèbres et aux anonymes, aux riches et aux pauvres.
– L’égalité n’est cependant pas l’égalitarisme. La République substitue à une source injuste d’inégalités une source plus équitable qui est l’effort et le talent. C’est ce qu’on a nommé la « méritocratie » ou « l’élitisme républicain ». Ce n’est pas une société sans inégalités, mais une société où les rangs correspondent aux mérites et ne s’héritent pas. L’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen dispose que « Tous les citoyens, étant égaux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents ».
– « Égal » ne veut pas dire non plus « identique » et la différence n’est pas l’inégalité. À l’oublier, on risque que la revendication du droit à la différence n’aboutisse à la différence des droits. L’aspiration à l’égalité politique ou sociale ne nie pas l’existence de disparités ou de différences naturelles entre les individus. Si elles n’existaient pas, on n’aurait d’ailleurs pas eu besoin de proclamer que les hommes sont égaux en droits et en dignité.
– L’égalité des droits suppose en revanche l’égalité d’accès et de traitement. C’est pour cela que la République doit être « sociale », afin de combler le fossé que l’économie ne cesse de creuser entre ses membres. Un homme trop pauvre ne peut pas être un citoyen. La République doit redistribuer les ressources communes en donnant plus à ceux qui ont moins. L’exercice de la solidarité nationale n’est ni l’aumône, ni de la générosité, mais une simple obligation résultant du principe de « fraternité ». C’est, par exemple, l’objet de la Sécurité sociale, conquête républicaine de 1945, dont le principe avait été posé par le programme du Conseil National de la Résistance, sorte d’assurance mutuelle financée par tous. Chacun cotise selon ses revenus, étant entendu que les riches donnent plus à la caisse commune que ce qu’ils reçoivent et que les pauvres reçoivent plus qu’ils ne donnent.
Le principe d’indivisibilité
La République connaît, mais ne reconnaît pas ce qui tend à morceler, séparer, démanteler la communauté civique (la religion, la race ou l’intérêt). Elle respecte les cultures, mais elle soumet à la loi commune ce qu’on nomme les « minorités ». Il y a des Corses, des Basques, des Occitans, des Alsaciens, des Bretons, des homosexuels, des Protestants, etc. dans nos assemblées, mais ils ne siègent pas ès qualité ni en fonction de leur importance numérique. La République est composée de citoyens, non de communautés. Les individus ont des particularités, pas les citoyens. Ce n’est pas autre chose que l’application du principe jacobin : le corps social est un tout organique dont chaque membre s’unit aux autres. Rousseau écrivait déjà dans le Contrat social que : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ».
Les spécificités individuelles n’entrent donc pas en ligne de compte et ne relèvent pas du domaine politique.
Le principe d’unité
De même que les mots n’ont pas tous un sens identique, de même il y a toutes sortes de républiques : elles peuvent être conservatrices, sociales, plébiscitaires, multiculturelles. Celle des États-Unis est fédérale, comme l’Allemagne, le Brésil ou le Mexique : l’État est composé de plus petits États qui ont leur propre gouvernement.
La France, elle, est unitaire. Elle a hérité de la monarchie une culture centraliste. Le gouvernement a le pas sur les régions qui ne sont pas des petits États mais des collectivités territoriales déconcentrées ou décentralisées. L’idée qui prévaut dans cette construction administrative est que seule la puissance publique peut surmonter la multitude des intérêts contradictoires.
La citoyenneté
La citoyenneté n’est pas un savoir-vivre ou une simple volonté de s’impliquer dans la vie publique, c’est une conquête. Le citoyen est celui qui s’est gagné pour lui le droit de concourir au pouvoir de faire la loi, d’élire et d’être élu. Jusqu’à la Révolution, le roi était seul détenteur de la souveraineté : il n’était subordonné à personne. Lorsque le peuple en corps est devenu la puissance suprême, il n’a plus eu à obéir à personne d’autre qu’à lui-même. Ainsi, le pouvoir est-il républicain quand il est l’émanation du peuple et qu’il reste responsable devant lui. La constitution actuelle dans son article 2 rappelle que la République a pour principe le « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».
Ce ne sont pas les électeurs qui rédigent les lois, mais ceux qui les proposent et les votent agissent en leur nom. Par ce mécanisme qui est celui de la démocratie représentative, le peuple exerce son pouvoir indirectement, par tiers interposé. Députés et ministres sont ses mandataires. Ils ont à répondre devant lui.
La notion de peuple
Au sens large, le peuple est l’ensemble des individus vivant sur le territoire national et soumis aux mêmes lois, à l’exclusion de ceux qui ne peuvent pas exercer leur droit de souveraineté : les étrangers, les aliénés mentaux, les criminels condamnés et les mineurs. À la différence de l’idée de « population » qui englobe l’ensemble de ceux qui vivent en France, avec ou sans droits politiques, le « peuple » est une personne juridique qui ne se confond ni avec l’assemblage des communautés, ni avec la masse, ni avec la foule. Il y a une population corse, mais il ne peut pas y avoir, en république, de peuple corse. Ni breton, ni provençal. Le peuple ne se partage pas, c’est la nation tout entière.
La loi, les droits et les obligations
Être libre, c’est se gouverner soi-même en assurant ce qu’on appelait autrefois la « sûreté », c’est-à-dire la sécurité des personnes et des biens, qui est l’un des premiers droits du citoyen. Il est donc nécessaire d’obéir à la loi. Consentir à la règle qu’on se donne n’a rien d’humiliant. En apparence, ce principe est simple ; en réalité, il n’est ni naturel, ni immédiat.
La raison de cette difficulté est que la loi est générale, abstraite, aveugle aux cas particuliers et que nous sommes tous des particuliers. La loi est la même pour tout le monde, mais un individu n’est pas tout le monde et n’a aucune raison particulière de se soumettre à des contraintes, désagréables par nature. Pourquoi respecter le code de la route ? Pourquoi payer ses impôts ? Être citoyen, c’est donc faire passer ses instincts après sa raison ; ce n’est pas se demander si on aime ou non payer ses impôts, mais se demander s’il est juste de s’en acquitter. Cette démarche est un apprentissage long, complexe et souvent douloureux. Il peut, en effet, être tentant d’accepter des faveurs en s’affranchissant de l’acceptation de la règle commune. Refuser ces arrangements, c’est adopter un comportement vertueux, ce qui est déjà beaucoup, mais surtout civique, ce qui est bien plus important.
En outre, la loi est impérative, même quand elle ne plaît pas. Un médecin peut en conscience refuser d’appliquer la loi qui autorise l’IVG. Mais alors, il doit démissionner de l’Assistance Publique. Si le même s’organise en commando pour empêcher ses confrères de travailler, il doit être interpellé et déféré au parquet.
Dès lors que la loi est l’expression de la volonté générale, la force publique est la garantie de l’exercice des droits dont disposent les citoyens. Ainsi, le droit de manifester sur la voie publique est le corollaire de la liberté d’opinion, garantie par la constitution. La liberté et l’ordre public ne sont pas en contradiction : le droit de manifester impose le devoir de respecter la réglementation.
Dans la République, il n’y a pas de droits sans devoirs correspondants, ni de libertés sans obligations. Pour autant, l’obéissance du républicain à la loi n’est pas de la docilité. Il peut et doit juger de tout selon sa conscience pour désobéir à ce qui peut être légal mais qui n’est pas toujours légitime. Lors de son procès, le préfet Papon s’est retranché derrière l’obligation qui lui était faite de respecter la loi quand il organisait les rafles et les déportations de milliers de Juifs sous l’Occupation allemande. Or, si le statut des juifs était légal, il n’en était pas moins illégitime et criminel. L’appliquer, c’était commettre un crime que l’obéissance à la loi ne peut en aucun cas justifier et encore moins absoudre.
Cette faculté de résister à une injonction manifestement injuste ou immorale – appelée dans l’armée la « théorie des baïonnettes intelligentes » et dans la vie civile la « désobéissance civique » – suppose que le citoyen soit capable d’exercer son jugement en toutes circonstances. L’instruction obligatoire, laïque et gratuite est censée lui en avoir fourni les moyens.
Le principe de laïcité
L’école où personne, y compris le maître, ne peut inciter un autre à penser comme lui s’appelle l’école laïque. Le terme s’oppose non pas à athée, mais à clérical. Il y a beaucoup de croyants laïques. L’esprit de parti ou d’église peut être estimable tant qu’il ne se confond pas avec l’esprit public. La foi individuelle est respectable, mais la foi qui fait la loi ou qui s’érige en norme régulatrice de la vie sociale est attentatoire aux libertés et par conséquent inacceptable.
Toutefois, contrairement à une idée répandue, la laïcité n’est pas la tolérance. Par l’Édit de Nantes du 13 avril 1598, Henri IV a autorisé la liberté de culte aux Protestants dans certaines parties du royaume et reconnu la liberté de conscience. C’était incontestablement un progrès au regard des crimes commis au nom des religions, mais c’était toujours le fait du prince. Louis XIV, moins « tolérant » a procédé à la révocation de l’Édit.
Or, la liberté de conscience ne peut pas dépendre du bon plaisir d’un puissant, ni même d’une cour de justice. C’est la raison pour laquelle la République française a fait de la laïcité un principe non seulement législatif, mais constitutionnel.
Au reste, toute idée n’est pas nécessairement acceptable au motif qu’une opinion doit être respectée dans tous les cas, quelle qu’elle soit et quelle que soit la façon dont elle est défendue. La liberté d’expression est bornée par le cadre républicain et les règles qui permettent de vivre en société. Doit-on, par exemple, admettre le racisme au nom de la liberté de penser ? Peut-on, en République, accepter les manifestations des forces politiques qui se donnent pour but le renversement de la République ? La question n’est pas qu’un cas d’école ; elle s’est posée à de nombreuses reprises : contre les monarchistes (première, seconde, troisième républiques), contre les ligues factieuses (troisième, quatrième, cinquième républiques). Avec toutes les variantes imaginables dues à la diversité des contextes historiques, les solutions ont toujours été jusqu’à ce jour la réaffirmation ferme des principes, quitte à recourir à la contrainte. Le propos de Saint-Just – « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » – a été décliné de multiples manières.
La laïcité consiste « simplement » à séparer le privé du public. L’école républicaine répond à la diversité en distinguant ce qui est de tous (le public) de ce qui est de plusieurs (le communautaire). Ce qui est de tous, ce sont les choses certaines, vérifiables, démontrables, qu’il n’est au pouvoir de personne de refuser : les connaissances scientifiques, la Raison. Ce qui est de plusieurs, ce sont les convictions, les opinions, les croyances. La laïcité met une frontière entre le « ce que je sais » et le « ce que je crois ». Elle établit dans les faits une différence entre l’instruction et l’éducation. La République instruit, elle n’éduque pas. N’est obligatoire et gratuit que l’accès au savoir et au raisonnement.
C’est d’ailleurs pour couper le lien historiquement établi entre une religion et un pouvoir qu’on a procédé en 1905 à la séparation des Églises et de l’État. Finalement, l’État n’est pas compétent en matière religieuse et les églises ne sont pas compétentes en matière politique.
L’universalisme et le patriotisme
Ainsi comprise, la République n’est pas une valeur universelle parce qu’elle serait française de naissance. Elle est, au contraire, française parce qu’elle se voulait universelle, au point que les révolutionnaires ont cru pouvoir l’exporter par les armes. Cela dit, parmi les premiers républicains il y eut de nombreux étrangers : Anacharsis Cloots ou Thomas Paine, par exemple. D’autres se sont fait élire à la Convention comme « citoyens du monde ». Car un républicain n’est pas nationaliste, il est patriote.
Le nationaliste est un homme contre ; le patriote un homme pour. Le nationaliste croit sa nation supérieure, le patriote la tient pour différente et reconnaît aux autres le droit de rester maîtres chez eux et de se doter d’un État. Pétain était un nationaliste, de Gaulle un patriote qui n’a pas hésité à transporter la République sur le sol britannique puisqu’elle était empêchée à domicile.
III. Des valeurs fragiles
Une dynamique de tous les instants
Au vu du nombre d’exclus, de chômeurs, de mendiants, de marginaux et d’un nombre sans cesse croissant de victimes de la violence sociale, on pourrait se prendre à douter de l’efficacité républicaine.
Ce serait oublier que le régime républicain a ses limites et ses zones d’ombre. Il n’est pas institué pour procurer le bonheur mais pour donner un cadre permettant de gérer les désaccords au mieux, ou le moins mal possible. La forme du régime ne saurait en aucun cas exempter de l’action politique et de la nécessité de faire valoir ses revendications.
De plus, toutes les républiques existantes ou qui ont existé n’ont toujours été que des ébauches relatives, et inférieures à leurs principes. Mais c’est parce que l’idée républicaine reste présente à l’esprit que l’on peut non seulement ressentir l’injustice du monde et des faits mais que l’on peut également agir pour tenter d’y porter remède. C’est précisément cette ferveur et cette confiance qui font que la République n’est décidément pas un simple régime politique parmi d’autres. Elle est une volonté exigeante et obstinée de tous les instants.
De multiples entorses
Elles sont de divers ordres, mais ont toutes en commun de porter atteinte aux principes fondamentaux d’une « République en majesté », et singulièrement à la souveraineté. Loin d’en dresser une liste exhaustive, on peut néanmoins en souligner quelques-uns :
L’euro qui a succédé au franc ;
La souveraineté nationale « autolimitée » et « transférée » à l’Europe ;
Le droit communautaire primant sur la loi votée par les députés ;
Le Parlement racorni en simple chambre d’enregistrement ;
La puissance publique soumise aux contraintes d’une mondialisation marchande ;
La suppression programmée des services publics ;
Le développement des communautarismes (ethniques ou religieux) ;
La remontée nationaliste remplaçant la lutte « des classes » par celle « des races » ;
La course au profit maximal qui fait du citoyen un client ou un ayant droit ;
Etc.
Le risque est réel de voir l’identité républicaine se diluer dans la construction d’une communauté européenne conçue, dirigée et mise en œuvre pour satisfaire les impératifs de la loi du marché, et dont les contours sont, au demeurant, aussi flous que les objectifs imprécis. C’est notamment ce que dénonce Régis Debray dans son ouvrage L’obscénité démocratique.
Et pourtant, au moins dans les mots, la République reste une référence obligée.
IV – De nouveaux défis
Cinq républiques à ce jour. 228 ans d’histoire politique tumultueuse et chaotique, au cours de laquelle se sont affrontés parfois avec violence et toujours avec passion les antagonismes les plus contradictoires et les projets de société les plus opposés.
Ce n’est pourtant pas une affaire de style, c’est d’abord et avant tout une affaire de contenu. Des soldats de l’an II à la révolution de 1848, des premières luttes ouvrières aux conquêtes sociales du Front populaire, du programme du Conseil National de la Résistance aux combats de la Libération, ces batailles émancipatrices ont façonné notre histoire nationale et collective. Celle-ci n’est évidemment pas achevée. Comment pourrait-elle l’être, d’ailleurs ?
Aujourd’hui, une multitude de défis contemporains, inconnus ou impensés jusqu’alors, se posent avec une acuité redoublée et vont, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, contraindre les femmes et les hommes de notre planète à faire des choix cruciaux qui vont conditionner pas moins que la survie de l’espèce humaine. Ils concernent, entre autres, le réchauffement climatique. L’urgence est extrême : trouver une solution à la crise environnementale est vital, sauf à accepter d’être confronté à des conflits pour survivre à tout prix, à des guerres pour l’eau et pour la terre. Les conséquences sont incalculables et peuvent être irrémédiables. L’importance croissante des dérèglements climatiques auxquels s’ajoutent corrélativement l’ampleur des mouvements migratoires à l’origine desquels se trouvent le plus souvent la pauvreté et la misère, la fragilité des écosystèmes et le manque de moyens qui permettraient d’enrayer la tendance actuelle appellent non pas de simples ajustements politiques mais des ruptures radicales dans tous les domaines essentiels : qu’il s’agisse de modifier les comportements des populations, de prendre réellement en compte leurs aspirations et leurs besoins sociaux, de réformer les modalités garantissant l’efficacité des décisions collectives d’intérêt général, de transformer les rapports d’injustices, d’iniquités et d’exploitation qui déterminent les actuelles relations internationales.
C’est un immense chantier dans lequel les principes d’égalité, d’unité et d’universalisme peuvent s’avérer plus que jamais d’actualité. Car même s’il ne restait de cette détermination que le seul objectif d’unir les volontés individuelles en un gigantesque effort de générosité et d’action concertée, la République laisse le souvenir d’une expérience exaltante et un héritage porteur d’avenir. Dans un monde en profonde mutation, lourd de dangers mais riche d’espoirs encore inaccomplis, ses valeurs constituent non seulement un patrimoine commun dans lequel chacun peut puiser, mais aussi et surtout des repères d’une exceptionnelle pertinence.
Pour reprendre l’expression de Maurice Agulhon, hier comme aujourd’hui, Marianne est « au combat ».
À vrai dire, elle n’a jamais cessé de l’être.
Philippe Hivert