Fruit d’une conquête arrachée de haute lutte, l’institution du droit de vote, établi pour la première fois pendant la Révolution française, a connu une histoire mouvementée. La notion d’égalité politique, condition essentielle de la démocratie, a été au cœur du principe “un homme, une voix”, dont la mise en œuvre n’a cependant jamais cessé de se heurter à de multiples résistances.

Philippe Hivert, juriste et historien, est titulaire d’un DEA d’Histoire du Droit, des Institutions publiques, des Idées politiques et des Faits sociaux. Il s’est particulièrement intéressé à l’histoire des mentalités et à celle des identités locales. Il est notamment l’auteur d’une « Histoire de Montreuil-sous-bois », en 5 tomes, d’un « Dictionnaire historique des rues », d’une « Histoire de l’enseignement » et d’une « Histoire du cimetière » de cette même ville. Il a, par ailleurs, enseigné à l’Université de Marne-la-Vallée, où il a dispensé, entre autres, un cours consacré aux sources et aux pratiques de l’éducation populaire. Enfin, il a été commissaire de l’exposition “Pacifisme et Refus de la guerre” en 2018, à Grigny.

Fruit d’une conquête arrachée de haute lutte, l’institution du droit de vote, établi pour la première fois pendant la Révolution française, a connu une histoire mouvementée. La notion d’égalité politique, condition essentielle de la démocratie, a été au cœur du principe “un homme, une voix”, dont la mise en œuvre n’a cependant jamais cessé de se heurter à de multiples résistances. Si les Français ont en effet périodiquement élu des représentants depuis 1789, leur mode de désignation et les compétences qu’ils ont exercées ont varié selon les époques. Le terme même, “Assemblée nationale”, adopté en 1789 ne sera utilisé brièvement qu’en 1848 avant de réapparaître en 1946. Se succéderont entre temps diverses appellations : “Chambre des représentants”, “Corps législatif”, “Chambre des députés”, qui toutes traduisent les réserves, les réticences, voire l’hostilité des gouvernants à l’encontre de la souveraineté du peuple. Reste que, grâce aux combats politiques menés pour l’instauration d’un suffrage universel, le droit de vote est devenu un attribut de la citoyenneté qui a donné à des hommes, puis à des femmes, une dignité et un pouvoir que leur condition sociale leur déniait.

Le Moyen Âge et l’Ancien Régime (du XIIIe au XVIIIe siècle)

Au Moyen Âge, les États Généraux réunis par le roi dans des circonstances exceptionnelles constituent une première forme de représentation nationale. Ces assemblées trouvent leur origine dans les traditions féodales de “conseil” qui imposent au prince de prendre l’avis de ses vassaux avant d’arrêter une décision importante. À partir du XIIIe siècle, les techniques délibératives se développent. Sous l’effet de la redécouverte du droit romain – notamment du principe selon lequel “ce qui concerne tout le monde doit être approuvé par tout le monde[1] – apparaissent des assemblées dans lesquelles siègent les premiers “députés” investis de fonctions politiques. C’est ainsi qu’en 1302 Philippe le Bel convoque pour la première fois des représentants de la noblesse, du clergé et des “bonnes villes” élus dans les provinces, pour s’assurer l’appui de l’opinion dans le conflit qui l’oppose à la papauté.

Après plusieurs réunions annuelles entre 1355 et 1359, malgré les demandes réitérées adressées au roi et restées sans effet, les États Généraux ne sont plus réunis qu’épisodiquement au XVe siècle[2]. En principe, ils devaient donner leur accord pour lever de nouveaux impôts ; mais en pratique, la monarchie se passe de leur autorisation. Au XVIe siècle, ils sont à nouveau convoqués pour tenter de régler – en vain – les délicates questions religieuses[3], avant de l’être une dernière fois en 1614 à la demande des princes pour examiner, sans plus de résultat, la question de la vénalité des offices. Bien qu’ils aient souvent tenté d’exercer un rôle politique, ils n’ont en réalité jamais eu le pouvoir de voter des lois et encore moins la vocation de représenter la population de façon égalitaire. L’élection était d’ailleurs organisée séparément pour le clergé, la noblesse et le tiers-état, et les décisions étaient prises par un vote où chaque ordre disposait d’une voix. Noblesse et clergé, qui bénéficiaient de privilèges et d’avantages importants comme celui de payer peu d’impôts, pouvaient ainsi facilement imposer leurs décisions au tiers-état.

 

[1] Cette maxime du droit romain (Quod omnes tangit ab omnibus approbetur) pénètre la vie politique dès la seconde moitié du XIIIe siècle et s’impose comme une donnée fondamentale dans le droit public français pour rendre plus efficace le fonctionnement des assemblées “d’États”, nécessaires pour requérir sinon le consentement de tous, du moins celui du plus grand nombre.

[2] Ces assemblées ne seront convoquées qu’à trois reprises au XVe siècle (en 1439, 1468, 1484) principalement pour donner un consentement formel à la perception de nouveaux impôts.

[3] À Orléans en 1560, à Blois en 1576 et 1588 et à Paris en 1593.

La Révolution Française (1789-1794)

Il fallut la Révolution française de 1789 pour que soient installées les premières assemblées permanentes de députés élus. Afin de tenter de sortir de la crise de l’Ancien régime, Louis XVI croit habile de réunir les États Généraux du royaume qui n’avaient pas été consultés depuis 1614. Dans tous les “bailliages” et toutes les “sénéchaussées” (circonscriptions administratives, juridiques et financières), les “sujets du royaume” élisent donc, selon des procédures extrêmement complexes, des représentants et sont par ailleurs appelés à rédiger des cahiers de doléances où ils expriment leurs désirs de réformes. 1139 députés (291 du clergé, 270 de la noblesse et 578 du tiers-état) se retrouvent ainsi à Versailles le 5 mai 1789 dans la salle des Menus Plaisirs. Les discours du roi et de son ministre Necker qui n’évoquent que la situation financière du royaume déçoivent les députés qui espéraient des réformes politiques. Les ordres privilégiés, soutenus par le roi, refusent d’adopter le vote “par tête”. Constatant qu’ils représentent “les quatre-vingt-seize centièmes, au moins, de la nation”, les députés du tiers-état bravent le pouvoir et se proclament alors Assemblée nationale le 17 juin 1789. Ils élaborent une constitution qui limite les pouvoirs du roi : celui-ci n’est plus, dès lors, que le représentant du pouvoir exécutif. Désormais la souveraineté réside dans la nation qui l’exerce par l’intermédiaire de ses représentants.

Les enjeux de cette démarche fondatrice vont scander, des origines à notre période contemporaine, toute l’histoire des revendications et des conflits relatifs au droit de vote et à la légitimité de la représentation politique.

La construction institutionnelle dépend en effet de l’option choisie pour faire primer soit la “souveraineté populaire”, soit la “souveraineté nationale”. La première est définie par Jean-Jacques Rousseau dans le “Contrat Social” (1762) comme la possibilité de décision du peuple en dernier ressort. Elle appartient à la totalité des citoyens dont chacun des membres détient une partie. Tous doivent pouvoir voter à égalité de droit. Ceci implique la reconnaissance du suffrage universel et a pour conséquence que les élus reçoivent de leurs électeurs un mandat dit “impératif” dont ils ne peuvent s’écarter sans risquer d’être révoqués.

À l’inverse, si l’on privilégie l’idée d’une “souveraineté nationale”, on va considérer que la souveraineté appartient non plus aux individus, mais à la nation, autrement dit à une fiction juridique, une entité abstraite, unique, indivisible, collective, distincte des individus qui la composent et supérieure à leur somme. Ses représentants sont bien désignés par la voie de l’élection, toutefois ils n’agissent plus au nom de leurs électeurs, mais au nom de la nation toute entière considérée comme “une personne morale transcendante”. Dès lors, le suffrage universel n’est plus nécessaire, il peut être restreint, voire suspendu, et l’élu n’a pas de compte à rendre à ses mandants dans l’exercice de ses fonctions, puisqu’il ne détient qu’un mandat dit “représentatif”.

Loin d’être un simple sujet de philosophie politique, la question fait l’objet de débats intenses et passionnels au sein des assemblées révolutionnaires. Soucieuse de contenir les revendications populaires, la bourgeoisie d’affaires, majoritaire au sein du tiers-état, opte pour la souveraineté nationale. Le droit de vote est donc inscrit dans la Constitution de 1791, mais il n’est conçu que sous la forme d’un suffrage censitaire, lié à la richesse et à la propriété. Ce choix contredit le principe d’égalité en droit que proclame l’article 1 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen solennellement accepté en 1789. Aussi va-t-on recourir à un subterfuge distinguant parmi les citoyens ceux qui sont “actifs” de ceux qui ne le sont pas. Sont considérés comme “actifs” ceux qui ont des biens, mobiliers ou immobiliers, et qui ont donc un intérêt personnel à s’engager pour les défendre. Tous les autres, trop démunis pour disposer d’un patrimoine, conservent leur qualité de citoyen, mais sont regardés comme “passifs” puisqu’ils n’ont aucune possession à faire valoir et qu’ils ne risquent donc pas de perdre la moindre propriété. Autrement dit, la proclamation de principe de l’égalité juridique qui postule que “Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit” peut parfaitement s’accommoder de l’inégalité des conditions sociales.

Concrètement, seuls les citoyens “actifs” payant une contribution directe au moins égale à trois journées de travail se voient reconnaître le droit de voter et d’être éligibles ; les autres, réputés citoyens “passifs”, en sont exclus, faute de revenus suffisants. Ainsi, sur 7 millions d’électeurs que compte la France de 1791, 3 millions sont privés de la possibilité de donner leur avis[4].

C’est en application de ce principe que furent élus les députés à l’Assemblée législative qui disposaient du pouvoir de voter les lois et l’impôt, de fixer les dépenses publiques, de ratifier les traités et, le cas échéant, de déclarer la guerre[5].

Après la déchéance de Louis XVI, le 10 août 1792, une nouvelle assemblée élue au suffrage universel, la Convention, est chargée d’élaborer une nouvelle constitution, qui doit être républicaine. Sous l’influence du mouvement jacobin, la première, dite “Constitution montagnarde”, est adoptée le 24 juin 1793. Elle supprime le cens et instaure le suffrage universel, y compris pour

les étrangers. Mais la chute de Robespierre met immédiatement fin à la mise en œuvre de ces dispositions qui ne seront jamais appliquées, à l’exception d’une seule, résultant d’un décret du 11 avril 1793 qui obligeait les communes à tenir un registre mentionnant le nom des électeurs et qui sont à l’origine de nos actuelles listes électorales.

 

[4] Il n’y eut à l’Assemblée que l’abbé Grégoire et Robespierre pour s’opposer à cette mesure. Ce dernier dénonça avec virulence la constitution d’une « nouvelle aristocratie des riches » en invoquant la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen car l’égalité en droit de tous les hommes ne dépend “ni de la fortune que chacun d’eux possède, ni de la quotité de l’imposition à laquelle il est soumis, parce que ce n’est pas l’impôt qui nous fait citoyen : la qualité de citoyen oblige seulement à contribuer à la dépense commune de l’État, suivant ses facultés. Or, vous pouvez donner des lois aux citoyens, mais vous ne pouvez pas les anéantir » (Robespierre, Discours sur la nécessité de révoquer le décret sur le marc d’argent). Pour sa part, Camille Desmoulins s’insurge dans son journal Les Révolutions de France et de Brabant : “ Mais que voulez-vous avec ce mot de citoyen actif tant répété ? Les citoyens actifs sont ceux qui ont pris la Bastille, ce sont ceux qui défrichent les champs, tandis que les fainéants du clergé et de la Cour, malgré l’immensité de leurs domaines, ne sont que des plantes végétales pareilles à cet arbre qui ne porte point de fruits et qu’il faut jeter au feu”.

[5] Élus pour deux ans au suffrage restreint, ils siègent dans une assemblée qui ne peut pas être dissoute. Seul le roi peut s’opposer aux députés et bloquer l’application des lois par l’utilisation de son droit de veto.

Le Directoire (1795-1799), le Consulat (1799-1804) et le Premier Empire (1804-1815)

La distinction entre citoyens “actifs” et citoyens “passifs” est rétablie par le Directoire en 1795 et renforcée par Napoléon Bonaparte. Il scinde le pouvoir législatif en deux Chambres élues pour trois ans au suffrage censitaire : le Conseil des Cinq-Cents et le Conseil des Anciens. Pour être électeur, il faut payer des impôts ou avoir participé à une campagne militaire, être titulaire de revenus élevés, évalués entre 100 et 200 journées de travail selon les cas. Pour être élu, il faut être âgé de 30 ans minimum pour siéger au Conseil des Cinq-Cents et de 40 ans pour le Conseil des Anciens. Le pouvoir de ces assemblées, déjà restreint, fait l’objet de nombreuses attaques : celles des royalistes d’une part qui espèrent un retour à l’Ancien Régime, et celle des républicains qui souhaitent concrétiser les principes égalitaires nés de la Révolution.

Finalement, après quatre années d’instabilité politique, le coup d’État du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) fomenté par Bonaparte ouvre une longue période d’effacement des assemblées et d’atteintes répétées au droit de vote.

Le Consulat et le Premier Empire organisent le pouvoir législatif entre quatre assemblées : le Conseil d’État, le Tribunat, le Corps législatif et le Sénat, dont aucune n’est élue au suffrage direct. On habille pourtant cet affaiblissement du pouvoir législatif par quelques mesures hâtivement qualifiées de “démocratiques”. Sous le Consulat (Constitution de l’An VIII ; 1799), on supprime effectivement le cens électoral. On établit le suffrage universel pour tout homme né et résidant en France, âgé de 21 ans révolus, inscrit sur les registres civiques créés commune par commune et demeurant depuis au moins un an en France. Le décret du 17 janvier 1806 va même jusqu’à abaisser la majorité électorale à 20 ans et le dispositif ne variera plus avec les deux autres constitutions de la période : le Sénatus-consulte du 4 août 1802, an X (qui fait de Bonaparte un Premier Consul à vie) et le Sénatus-consulte du 18 mai 1804, an XII (qui remplace le Consulat par le Premier Empire). Mais la perspective est en trompe-l’œil.

Le suffrage n’est universel qu’en apparence : le vote ne sert même pas à choisir les députés mais simplement à dresser des “listes de confiance” Le système, assez complexe, met en place un mécanisme fondé sur un scrutin à trois degrés : les électeurs désignent au suffrage universel un dixième d’entre eux pour figurer sur les “listes de confiance communales”, ces derniers choisissent ensuite un dixième d’entre eux pour l’établissement des listes départementales, qui eux-mêmes élisent un dixième d’entre eux pour former une liste nationale. Le Sénat conservateur (dont les membres sont nommés à vie) choisit ensuite sur cette liste nationale notamment les membres des assemblées législatives (Tribunat et Corps législatif). Le peuple ne désigne donc pas encore directement ses représentants.

La Restauration (1814-1830) et la Monarchie de Juillet (1830-1848)

La Restauration monarchique de Louis XVIII et Charles X (1814-1830) ne remet bien évidemment pas ces principes en cause. Nul ne s’y attendait d’ailleurs, pas plus qu’on ne pouvait imaginer la violence des “réformes” concernant le sort réservé à la représentation nationale et au droit de vote. Pour gouverner, le pouvoir instaure une Chambre des députés élue pour cinq ans au suffrage restreint et une Chambre des pairs héréditaires ou désignés à vie. Convoquées par le roi, elles n’ont aucun moyen d’action sur le gouvernement et ne sont en rien représentatives de la population. Selon les lois électorales de 1815 et 1817, le suffrage universel masculin est aboli et le suffrage censitaire rétabli : il faut en effet payer plus de 300 francs d’impôts directs pour être électeur ; pour être éligible, il faut être âgé de plus de 40 ans et verser un cens de 1000 francs[6]. Au total, on ne compte environ que 110 000 électeurs.

Pire encore : la loi du 29 juin 1820, dite “du double vote” aggrave les conditions censitaires en permettant aux 18 000 plus gros contribuables de voter deux fois et d’élire seuls les deux cinquièmes de la Chambre des députés. Dix ans plus tard, par l’une des quatre ordonnances de juillet 1830 (les ordonnances de Polignac), le nombre des électeurs est encore réduit au bénéfice des plus grands propriétaires. Pour être électeur, il faut désormais être âgé de trente ans et payer au moins 300 francs d’impôt par an. Pour être élu, il faut être âgé d’au moins quarante ans et payer au moins 3 000 francs d’impôt par an. Avec de tels critères, sur une population d’environ 15 millions d’habitants, on ne compte au plus que 100 000 électeurs et 10 000 éligibles !

La Révolution de 1830 aboutit à l’abdication du roi Charles X, mais trop faibles, trop mal préparés et victimes d’une répression particulièrement sanglante, les républicains ne parviennent pas à modifier le système en place et le droit de suffrage reste un privilège lié à la fortune. Tout au plus, la Révolution de 1830 apporte-t-elle une conception nouvelle de la souveraineté : les députés concluent un pacte avec le monarque et les deux assemblées se voient restituer l’initiative des lois[7].

Avec Louis-Philippe, la Monarchie de Juillet (1830‐1848) se contente d’assouplir le dispositif. La loi du 19 avril 1831 abaisse le cens électoral de 300 à 200 francs et le cens d’éligibilité de 1 000 à 500 francs. Par ailleurs, elle supprime la loi du “double vote”.

Le droit de vote est donc réservé aux plus riches sous prétexte qu’eux seuls sont capables de défendre l’ordre, et que les pauvres, le plus souvent “analphabètes”, n’ayant aucune propriété à défendre n’ont aucun droit à faire valoir.

 

[6] Le salaire journalier d’un ouvrier en 1820-1830 est de 1,5 à 3 francs.

[7] C’est de cette époque que les ministres prennent l’habitude de venir présenter leur politique aux assemblées législatives. Cette tendance imprimée à la vie politique ne résulte d’aucun texte constitutionnel, mais d’une pratique qui s’instaure au fil des ans et qui prélude à la mise en œuvre de ce qu’on nommera le “parlementarisme”.

La Seconde République (1848-1852)

La Révolution de 1848 bouleverse la donne. La constitution de la Seconde République installe une Assemblée nationale législative de 750 députés élus au suffrage universel. Le qualificatif est cependant abusif et pour le moins contestable puisque la loi du 25 février 1848 instaure le suffrage universel… mais uniquement pour les hommes (à l’exception néanmoins des militaires et des membres du clergé). Sont électeurs tous les Français âgés de 21 ans et jouissant de leurs droits civils et politiques. Le droit d’être élu est accordé à tout électeur de plus de 25 ans. La loi crée de plus une indemnité parlementaire afin que les “pauvres” puissent participer à l’Assemblée. La France est alors le premier État au monde à avoir institué le suffrage universel (masculin). Par cette loi, le corps électoral passe de 246 000 électeurs recensés à plus de 9 millions, ce qui pose d’énormes problèmes pratiques, la moitié de la population masculine étant illettrée.

Il faut alors, pour la première fois, avoir recours aux bulletins imprimés. Après les élections partielles d’avril 1850 à Paris, particulièrement favorables aux socialistes, le “Parti de l’Ordre” prend peur et, sans grande surprise, cherche à limiter le suffrage universel. Puisque le cens électoral est interdit, on contourne les dispositions législatives en leur adjoignant un critère de domiciliation. La loi du 31 mai 1850 (loi dite “de Persigny”, du nom du Ministre de l’Intérieur) restreint la capacité de participer aux opérations électorales en imposant une résidence de 3 ans dans le même canton pour être électeur, alors que le décret du 5 mars 1848 n’exigeait que six mois de résidence. Ainsi, 30% des citoyens perdent le droit de vote et parmi eux de nombreux ouvriers et artisans contraints d’aller de ville en ville pour chercher du travail. En mars 1850, on compte 9 618 057 électeurs inscrits sur les listes ; en 1851, ils ne sont plus que 6 809 281.

Le Second Empire (1852-1870)

L’expérience républicaine est de courte durée : Louis-Napoléon Bonaparte, élu président de la République en 1848 se maintient au pouvoir par le biais d’un coup d’État, le 2 décembre 1851, puis fait approuver un an plus tard (plébiscite du 2 décembre 1852) le rétablissement de l’Empire. Il dissout l’assemblée et se fait remettre le pouvoir constituant. La constitution de 1852 du Second Empire affaiblit une nouvelle fois la représentation nationale : le Corps législatif élu partage des pouvoirs réduits avec le Conseil d’État, composé de fonctionnaires, et le Sénat, dont les membres sont toujours nommés à vie[8].

Certes, le Second Empire (1851-1870) conserve le principe du suffrage universel, mais le régime “innove” par deux séries de mesures. Il organise tout d’abord le découpage des circonscriptions pour regrouper les foyers urbains contestataires avec les zones rurales voisines et conservatrices : c’est ce que la presse de l’époque a appelé d’un terme imagé toujours en vigueur : le “charcutage électoral”.

Puis, il met en place le système de la “candidature officielle” : le candidat est désigné par le préfet, lui-même nommé par Napoléon III. Tous les fonctionnaires, tous les maires (nommés par Napoléon III dans les grandes villes), doivent faire campagne pour lui. Il est le seul candidat à pouvoir apposer des affiches, disposer de bulletins de propagande et de bulletins de vote à son nom, enlevant ainsi toute possibilité d’expression à l’opposition. Le calcul est efficace : aux élections législatives de 1852 sur 261 élus, il n’y a que 4 membres de l’opposition élus : un royaliste et trois républicains, qui démissionnent aussitôt tous les quatre pour ne pas prêter serment de fidélité à l’Empereur. Le même scénario se répète lors des élections de 1857, où seuls cinq républicains sont élus : ils obtiennent 650.000 voix contre 5.500.000 pour les candidats officiels.

 

[8] La Constitution de 1848 était revenue au monocamérisme.

La Troisième République (1875-1940)

Après la défaite militaire du Second Empire, à Sedan, la Troisième République est proclamée le 4 septembre 1870. L’Assemblée élue le 8 février 1871 supprime la “candidature officielle” et rétablit le suffrage universel qui sera la règle jusqu’en 1940. Elle vote les lois constitutionnelles de 1875 qui régiront la France pendant 65 ans et fondent véritablement le régime parlementaire. Elles partagent le pouvoir législatif entre la Chambre des députés, élue pour quatre ans au suffrage universel direct, et le Sénat, élu pour neuf ans au suffrage indirect. Disposant de pouvoirs étendus, les députés ont l’initiative des lois, ils contrôlent le gouvernement et peuvent mettre en jeu sa responsabilité. Une attention particulière est portée à l’organisation matérielle des scrutins : c’est par exemple la loi du 29 juillet 1913 “ayant pour objet d’assurer le secret et la sincérité du vote, ainsi que la sincérité des opérations électorales” qui instaure l’usage de l’enveloppe électorale et le passage obligatoire dans les isoloirs.

Mais la Troisième République ne va pas survivre à la Seconde guerre mondiale. Le 10 juillet 1940, les deux assemblées élues au suffrage universel, convoquées à Vichy, remettent les pleins pouvoirs constituants au maréchal Pétain, malgré le refus de 80 parlementaires. La forme républicaine du gouvernement et l’exercice du droit de suffrage sont suspendus.

La Quatrième République (1946-1958)

Il n’existe plus d’organe de représentation nationale jusqu’en août 1944, date à laquelle le Gouvernement provisoire installe une assemblée constituante élue qui élabore les institutions de la Quatrième République. Comme la précédente, la constitution du 27 octobre 1946 consacre la souveraineté du Parlement. L’Assemblée Nationale, élue au scrutin proportionnel, dispose, à côté d’un Conseil de la République aux attributions restreintes, de prérogatives étendues : elle seule peut renverser le Gouvernement.

Quant au droit de vote des femmes, il ne sera reconnu qu’après la Seconde guerre mondiale. Pendant longtemps le droit de vote avait été refusé aux femmes en raison d’arguments misogynes : les femmes seraient faites pour être des mères et de bonnes épouses, ce qui ne serait pas compatible avec l’exercice du droit de vote ou d’un mandat politique. La question avait été discutée au Parlement dès 1870, sans être soumise aux voix, car une majorité craignait que les femmes, influencées par le clergé, ne soient trop favorables à la royauté. Après la Première Guerre mondiale et sous l’influence grandissante des suffragettes, le principe en fut enfin voté par l’Assemblée Nationale mais refusé par le Sénat, traditionnellement plus conservateur. Il fallut attendre l’ordonnance du 21 avril 1944 du Gouvernement provisoire de la République française, signée par Charles de Gaulle, pour que le vote féminin entre en vigueur rendant ainsi le droit de suffrage réellement universel par son article 17 qui dispose simplement que “Les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes”. Les femmes votèrent pour la première fois le 29 avril 1945 (élections municipales) et le 21 octobre 1945 (élection des députés à l’assemblée générale constituante).

C’est également le cas des militaires : l’ordonnance du 17 août 1945 dispose qu’ils “sont électeurs dans les mêmes conditions que les autres citoyens”, rompant avec la pratique en cours depuis 1872. Ils étaient en effet privés du droit de vote en raison de l’exigence de neutralité qui leur était imposée et de l’interdiction qui leur était faite d’intervenir dans le débat politique (d’où le nom de Grande muette par lequel l’armée fut longtemps désignée). De la même façon, les militaires sont éligibles sous certaines conditions, compatibles avec l’exercice de leurs fonctions.

Par ailleurs, c’est à la Quatrième République qu’il revient d’avoir appliqué en la matière, l’égalité de traitement entre la France métropolitaine et les départements d’outre-mer. La loi du 7 mai 1946 (dite loi Lamine Guèye du nom du maire de Dakar, député de Sénégal-Mauritanie à l’Assemblée nationale constituante) proclame citoyens français tous les ressortissants de l’empire colonial (ce qui n’était auparavant que l’apanage des seuls ressortissants de statut civil français, et non des autochtones). Mais le droit de vote demeure inégalitaire en raison d’un système de double collège et ce n’est que dix ans plus tard que la loi du 23 juin 1956 (dite loi-cadre Defferre) institue le suffrage universel et le collège unique dans les territoires d’outre-mer.

Faute de majorités politiques homogènes, le régime est miné par l’instabilité ministérielle. La Quatrième République sera emportée par la crise algérienne de 1958 et le retour du général de Gaulle.

La Cinquième République (1958-…)

Le général de Gaulle met en place les institutions de la Cinquième République. Elles sont caractérisées par la prééminence du pouvoir exécutif, renforcée en 1962 par la réforme de la constitution prévoyant l’élection du Président de la République au suffrage universel. Le Parlement – constitué d’une Assemblée nationale comprenant 577 députés élus pour cinq ans au suffrage universel direct et d’un Sénat composé de 331 sénateurs élus pour six ans au suffrage indirect – occupe une place moins importante que sous la République précédente. Par de multiples procédés juridiques (limitation de la compétence de la loi, extension du pouvoir réglementaire, ordonnances, vote bloqué, motion de censure, etc.), il est trop souvent cantonné à n’être que la “chambre d’enregistrement” des décisions gouvernementales. Toutefois, les alternances politiques de 1981 à nos jours ont modifié le fonctionnement de nos institutions. Le député dispose de peu de pouvoir face à l’Exécutif, mais il reste le représentant de ses électeurs, au nom desquels il contribue non seulement à élaborer et voter les lois, mais aussi à contrôler l’action du gouvernement. À défaut d’exercer une fonction législative complète, il est souvent un porte-parole sinon efficace, du moins entendu.

Plus spécifiquement, le droit de vote est aujourd’hui régi par la loi du 5 juillet 1974 : tout citoyen français âgé d’au moins 18 ans peut participer aux élections et être élu, sans distinction de sexe ni de fortune, à la seule condition d’être inscrit sur les listes électorales. En 1975, la majorité électorale est abaissée de 21 à 18 ans.

Il aura donc fallu plus d’un siècle et demi pour voir s’affirmer le principe “un homme, une voix” qui fonde notre système représentatif.

Plusieurs questions restent cependant en suspens comme celle du vote des immigrés. Quelques timides avancées ont été réalisées, mais à ce jour, aucun gouvernement ni aucune assemblée ne se sont attachés à légiférer sur le sujet. La dernière réforme est la transposition d’une disposition communautaire dans le droit français qui, en application du traité de Maastricht du 7 février 1992 est censée instituer une citoyenneté européenne : désormais, tous les citoyens étrangers ayant la nationalité d’un des pays membres de l’Union Européenne peuvent, lors des élections municipales et européennes, voter et se présenter dans l’État membre où ils résident. Cependant, la Constitution précise qu’ils ne peuvent devenir ni maires, ni adjoints.